Il ne restait plus qu’une poignée de minutes avant minuit.
Le joyeux brouhaha de la fête le suivit alors qu’il quittait le salon bondé pour le calme relatif du couloir. Sans prendre la peine d’allumer la lumière, il fit un tour rapide de la maison. Les paroles de son ami résonnaient à ses oreilles, pressantes. « Elle est mal, vraiment mal. Je me fous pas mal de ce que tu lui dis, mais va la voir ! Maintenant ! »
Personne dans la cuisine. La porte entr’ouverte du bureau laissait apparaître une pièce encombrée des manteaux de ses invités, mais déserte. La salle d’eau et même sa chambre lui offrirent un spectacle identique. Où s’était-elle réfugiée ?
Debout au milieu du couloir, il réfléchit. Était-il possible qu’elle soit sortie ? Les dernières chutes de neige et les températures négatives de cette nuit de la St Sylvestre n’incitaient guère à une promenade en pleine nature, mais si elle avait réellement voulu fuir la foule...
Décidé à en avoir le cœur net, il retourna sur ses pas et poussa la porte du bureau pour s’assurer de la présence - ou de l’absence - de son manteau.
Elle était là.
Roulée en boule dans le coin le plus sombre de la pièce. Ses bras enserrant ses jambes repliées, le front posé sur ses genoux, ses longs cheveux bruns dissimulant son visage.
Un instant, il se demanda comment il avait pu ne pas l’apercevoir lorsqu’il avait jeté un coup d’œil dans la pièce. Puis il oublia tout le reste pour ne plus voir que sa détresse évidente. Une détresse dont il était, au moins en partie, responsable. Comment en étaient-ils arrivés là ? À quel moment les choses avaient-elles commencé à lui échapper, à leur échapper ?
Aussi immobile qu’elle, il contemplait la forme fragile, recroquevillée, seulement éclairée par l’économiseur d’écran de l’ordinateur posé sur le bureau. La lueur changeante donnait une impression d’irréalité à la scène. En lui, se mêlaient le soulagement de l’avoir retrouvée, l’indécision quant à ce qu’il allait lui dire, la crainte de la blesser et un autre sentiment qu’il ne parvenait à définir. Comme si des milliers de signaux dans sa tête lui hurlaient silencieusement qu’il était à un moment crucial de son existence.
Se secouant intérieurement, il s’interrogea sur la conduite à tenir. Elle n’avait pas bougé depuis qu’il était entré dans la pièce. L’avait-elle seulement entendu avec la musique et le bourdonnement des voix en provenance du salon ?
Un désir fit brusquement irruption dans son esprit, gagnant en intensité. La prendre dans ses bras et effacer ses tourments. La protéger.
Presque timidement, il s’approcha d’elle et s’accroupit pour se mettre à sa hauteur.
- Je peux m’asseoir à côté de toi ? demanda-t-il doucement.
Elle ne broncha même pas au son de sa voix, toujours aussi immobile qu’une statue. Choisissant de prendre son absence de réponse pour un acquiescement tacite, il se glissa entre elle et le vieux sofa et, sans plus s’interroger sur ses motivations, passa un bras autour de ses épaules, l’attirant contre lui.
L’espace d’un court instant, il sentit son corps se raidir sous son geste, puis elle se laissa aller contre lui. Il retint son souffle lorsqu’elle posa la tête sur son épaule, réalisant soudain combien son immobilité l’avait inquiété.
Le silence les entoura tandis qu’il cherchait comment amorcer le dialogue, un silence fait d’absence de mots au milieu d’un fond sonore festif presque discordant. Machinalement, il commença à caresser les longues mèches brunes, rideau derrière lequel elle se cachait.
Les minutes passèrent, lentement, presque douloureusement.
- Je n’aurais pas dû venir, murmura-t-elle enfin, la voix rauque d’avoir gardé le silence si longtemps.
- Je suis heureux que tu sois là, protesta-t-il avec sincérité.
- Ça a tout compliqué...
Il ne pouvait le nier. Pourtant, pour rien au monde il n’aurait effacé les deux dernières journées. Quelles qu’en soient les conséquences.
Brisant la bulle d’intimité qui s’était créée autour d’eux, un rire strident leur parvint du salon, leur rappelant, s’il en était besoin, les réjouissances en cours.
- Tu devrais être avec eux, suggéra-t-elle sans acrimonie.
- Ils n’ont pas besoin de moi pour fêter l’arrivée de la nouvelle année. C’est avec toi que je veux être.
Elle secoua obstinément la tête.
- Ce n’est pas bien, insista-t-elle.
- Je sais, souffla-t-il, songeant à tout ce qui s’était passé ces derniers jours. Songeant à tout ce qui risquait de se produire s’ils restaient là, tous les deux, dans cette obscurité complice.
Déjà, les souvenirs de la nuit précédente remontaient à la surface.
Les regards qui se croisent, l’étincelle que l’on tente de réprimer, les corps qui se frôlent, l’amitié qui vole en éclats devant l’embrasement. Le désir irrépressible, la frustration qui vous ronge, la tentation à portée de main, l’ivresse de deux corps qui se découvrent, le...
Non ! Il ne devait pas songer à ça, pas maintenant. Pas alors qu’il sentait son corps souple blotti contre le sien, chaud, tentateur. Mais toute sa volonté ne pouvait rien contre les réactions de son propre corps.
Pourtant, au désir purement charnel se mêlait une tendresse qui n’était pas là la veille. Il avait toujours autant envie d’elle, mais il avait aussi envie de la protéger, d’effacer ses souffrances, de lui redonner le sourire. Et il redoutait ce qu’impliquaient ces désirs. Trop d’obstacles entre eux.
Il retint un soupir tandis que le silence se réinstallait entre eux. Ils n’avaient pas parlé de ce qui s’était passé. Comment l’auraient-ils pu au milieu de l’effervescence des préparatifs du réveillon ? Passer ne serait-ce que cinq minutes en tête-à-tête se révélait déjà un exploit ! Il enrageait à l’idée de la voir bientôt repartir sans avoir eu l’occasion de lui expliquer, sans savoir ce qu’elle pensait.
À présent qu’il en avait l’opportunité, les mots qu’il avait préparés, qu’il s’était répétés tout au long de la journée semblaient avoir perdu tout leur sens. La seule chose qui lui importait encore était de la serrer contre lui et d’oublier tout le reste.
Il ferma les yeux, la joue appuyée contre ses cheveux, son souffle caressant dans le cou.
La porte s’ouvrit brusquement et Cathy entra dans la pièce, la main sur l’interrupteur. Une lumière vive jaillit des spots accrochés au plafond, le ramenant douloureusement à la réalité. Il cligna des yeux, tentant d’ignorer le sentiment de culpabilité qui renaissait en sa présence.
- C’est donc là que tu te cachais ! s’écria la jeune femme d’une voix haut perchée. Ça fait des heures que tu as disparu !
- N’exagère pas, protesta-t-il avec lassitude, tu as passé toute la soirée avec ta cousine et son copain. Ça m’étonnerait que tu aies eu besoin de moi.
Elle rit, insouciante.
- C’est maintenant que j’ai besoin de toi ! Il va être minuit dans quelques instants, je veux que tu soies avec moi pour le décompte avant la nouvelle année. Tu dois m’embrasser et me souhaiter une bonne année à minuit pile, c’est la tradition !
Tout contre lui, il sentit son amie qui tentait de s’écarter discrètement. Il resserra fermement sa prise autour de ses épaules pour l’inciter à rester où elle était. Après tout, ils ne faisaient rien de mal.
- Écoute, ce n’est pas le moment, fit-il à Cathy, désignant d’un geste du menton la silhouette prostrée à ses côtés.
- Qu’est-ce qu’elle a ? demanda la jeune femme sans même se soucier de baisser la voix. Elle a trop bu ?
Il soupira. Le tact et la discrétion ne faisaient pas partie de ses qualités. À une époque il avait été charmé par son franc-parler, cette manière de toujours dire ce qu’elle pensait. À cet instant précis, il y voyait surtout un égocentrisme monstre qui la rendait incapable de discerner la souffrance de ceux qui l’entouraient.
- Tu veux que j’aille chercher son copain ? insista-t-elle. Le grand brun avec les cheveux longs et la chemise à carreaux, c’est ça ?
- Ce n’est pas... commença-t-il agacé, avant de s’interrompre.
À quoi bon lui expliquer une nouvelle fois que le fait qu’ils soient arrivés ensemble ne signifiait pas qu’ils soient en couple ?
- Je n’ai pas besoin que tu ailles chercher qui que ce soit, j’aimerais juste... un peu de temps au calme, tenta-t-il de lui expliquer.
- Mais tu vas rater les douze coups de minuit ! protesta-t-elle énergiquement. Tu avais promis qu’on fêterait la nouvelle année ensemble, avec tes amis. Moi je veux être avec toi !
- Vas-y, l’enjoignit la voix de son amie, se dégageant de son étreinte prétendument amicale.
- Tu vois ! triompha Cathy.
Il les regarda l’une et l’autre, déchiré entre ce que son cœur et sa raison lui dictaient. Non, entre ce que son corps et sa raison lui dictaient. Ce n’était pas de l’amour, ça ne pouvait être de l’amour. Pas si vite, pas si intensément, pas alors qu’il venait de réorganiser sa vie. Et surtout pas maintenant, pas avec Cathy qui attendait qu’il la rejoigne.
Les signaux d’alarme retentirent à nouveau dans sa tête, plus pressants, impossible à ignorer. Et il comprit ce qu’il refusait de voir depuis la veille. Il était à la croisée des chemins, de son chemin.
Il pouvait choisir la facilité, une vie de couple sans risque mais loin de tout débordement de passion. La vie qu’il s’était lentement construite depuis son arrivée dans la région un an et demi plus tôt, entre un boulot qui lui plaisait et de vagues projets d’avenir ébauchés avec une femme qu’il appréciait.
Ou bien il pouvait choisir le chemin plus difficile, celui pavé d’écueils, sans certitude aucune. Celui sur lequel se dressaient de nombreux obstacles qu’il pouvait déjà discerner, mais au bout duquel se dissimulait un peut-être inespéré. Promesse incertaine d’un amour qui pourrait tout bouleverser s’il se risquait à se battre pour lui.
Une décision qui aurait demandé réflexion mais qu’il allait devoir prendre sans attendre, tiraillé entre le désir et la culpabilité.
Ce texte se poursuit ici, Dernière danse...
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