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Chez Sylvania
fiction
17 mai 2015

1. Le poids du passé

Un petit village du sud de la France, à une quinzaine de kilomètres de la côte méditerranéenne.
Malgré la chaleur de ce début d’été, une mince silhouette toute de noire vêtue remontait lentement l’allée qui menait à une maison basse, aux murs de pierres claires sous une toiture de tuiles ocre. Perdue dans de douloureuses pensées, Irina revenait de l’enterrement de sa grand-mère.
Fragilisée par cet événement qu’elle n’avait pas senti venir - jusqu’à cet infarctus qui lui avait coûté la vie, Hélène Pelletier avait toujours bénéficié d’une excellente santé - la jeune femme en voulait presque à la vieille dame de l’avoir abandonnée ainsi.
À tout juste dix-neuf ans, Irina se retrouvait seule au monde et malgré un tempérament volontaire et affirmé, elle redoutait de pousser la porte de la maison qui l’avait vue grandir.
Durant toutes ces années, sa grand-mère avait été sa seule famille, lui tenant à la fois lieu de père et de mère.
Ses parents, Irina ne les avait pas connus. Sa mère l’avait abandonnée alors qu’elle n’était encore qu’un bébé, la confiant à la garde de sa propre mère. Quant à son père, elle avait toujours ignoré jusqu’à son identité.
Poussant un profond soupir, la jeune femme sortit ses clefs de sa poche, déverrouilla la porte d’entrée et s’avança à pas lents dans la maison silencieuse.
Andrée Chaigneau, une amie de sa grand-mère, l’avait invitée à passer la nuit chez elle et ses propres amis Mélina et Lambert avaient suggéré de venir lui tenir compagnie, mais elle avait refusé les deux propositions. À quoi bon repousser le moment où elle devrait faire face à sa solitude ?
- Oh mamie, tu me manques tellement… laissa échapper Irina, la voix brisée par le chagrin.
Et une larme coula sur sa joue.

Désemparée, perdue sans ses repères habituels, Irina erra d’une pièce à l’autre dans cette maison qu’elle connaissait pourtant si bien.
Dans la chaleureuse cuisine aux murs crêpis d’un ton rouille, elle effleura du bout des doigts le plan de travail carrelé sur lequel sa grand-mère avait concocté tant de bons repas. Plus jamais, elle ne serait là pour préparer des spaghettis à la sauce tomate, un croque-monsieur croustillant, une odorante bouillabaisse ou une tarte aux pommes du jardin.
Sur la table de bois brut, même le bouquet de fleurs des champs dégageait une impression de tristesse.
Dans le salon où ses pas la conduisirent ensuite, elle s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le devant de la maison et regarda sans les voir les berges de la rivière qui coulait en bas de la rue. Combien de fois avait-elle joué à chat ou à cache-cache avec ses amis sous l’ombre protectrice des grands arbres ? Et combien de fois sa grand-mère les avait-elle rejoints, un panier de pique-nique à la main ?
Assaillie par des souvenirs d’enfance, Irina se laissa tomber sur le vieux canapé et le chagrin l’envahit instantanément.
Comment pourrait-elle trouver le courage de continuer à vivre, seule, dans cette maison imprégnée de tant de souvenirs heureux, de tant de souffrance et de regrets aussi ?
Toutes ces années passées à se demander pourquoi elle n’avait pas droit à la même vie que ses petits camarades de classe, à attendre désespérément le retour improbable de cette mère dont elle n’avait aucun souvenir. Cette mère partie au loin réaliser son rêve.
Elle se souvenait encore de la conversation qu’elle avait eue à ce sujet avec sa grand-mère…
« - Dis mamie, pourquoi elle vit pas avec nous, ma maman ? avait-elle demandé du haut de ses huit ans. Elle m’aime pas ?
- Bien sûr que si, ta maman t’adore, lui avait affirmé sa grand-mère. Mais elle voulait devenir une grande comédienne et pour réaliser son rêve, elle ne pouvait pas te garder auprès d’elle.
- Et mon papa, tu en parles jamais, avait-elle insisté.
- C’est parce que je ne l’ai pas connu, ma chérie. Mais je sais que ta maman et lui s’aimaient très fort, c’est pour ça que tu es là.
- Et dis, quand est-ce qu’elle viendra nous voir, ma maman ? avait-elle encore demandé avec espoir.
- Tu sais, elle est très occupée… avait répondu sa grand-mère évasivement. »
Que de nuits passées à imaginer le retour de l’absente… Les douces retrouvailles, sa mère la pressant contre son cœur, ses bras aimants. À chacun de ses anniversaires, à chaque Noël, elle avait espéré. En vain, toujours en vain.
Et que de larmes versées quand la désillusion prenait le pas sur l’espoir. Une petite fille si seule qui rêvait d’une maman.

Assaillie par ces souvenirs qui lui serraient le cœur, Irina se releva et se dirigea vers la porte de la chambre de sa grand-mère.
Parquet sombre, tapisserie délicatement fleurie, voilage léger devant la fenêtre. Un lit de bois aux montants travaillés trônait au milieu de la pièce. Une armoire ornée d’un miroir dans un angle et une commode le long du mur, près de la fenêtre donnant sur le jardin.
Comme toujours, le doux couvre-lit matelassé confectionné par les doigts de couturière de sa grand-mère était impeccablement tiré sur le lit. La jeune femme sourit avec attendrissement, se remémorant les recommandations sans cesse renouvelées de son aïeule.
« Ma chérie, ne grimpe pas sur le lit sans enlever tes chaussures ! » répétait-elle souvent à la petite fille impatiente qu’elle était alors. « Irina, je ne veux pas que tu viennes dans ma chambre sans ma permission !… Irina, fais attention avec tes… »
Refoulant tant bien que mal les larmes qui menaçaient de la submerger, Irina ouvrit un tiroir de la vieille commode de bois cirée dans laquelle elle avait eu si souvent envie de fouiller, quand elle était enfant.
L’odeur de lavande des petits sachets dispersés entre les vêtements de sa grand-mère était si intimement liée à la vieille dame dans son esprit, qu’elle crut presque l’entendre la gronder affectueusement, lui demandant ce qu’elle faisait là, à farfouiller dans sa chambre.
- Je te le promets, mamie, murmura la jeune femme avec une profonde tristesse mêlée d’affection, je ferai attention à tes affaires.
Perdue dans ses souvenirs, Irina ouvrit un à un tous les tiroirs de la commode, caressant d’une main émue les vêtements préférés de sa grand-mère, quand son regard fut soudain attiré par des boîtes en carton peu épaisses, recouvertes de papier bleu fané, à moitié dissimulées sous de vieux vêtements de jardinage.
Intriguée, la jeune femme débarrassa rapidement le dessus de la commode pour y déposer sa trouvaille et entreprit de satisfaire sa curiosité en soulevant le couvercle de la première boîte.
- Oh, tous ces papiers ! s’étonna-t-elle en fouillant parmi les feuilles jaunies par le temps.
Sous ses doigts apparurent un certificat de mariage, celui de ses grands-parents, leur livret de famille. Une pochette cartonnée sans aucune indication. Une alliance ternie dans un petit étui, sans doute celle de ce grand-père qu’elle n’avait pas connu, mort avant sa naissance. Une coupure de journal aux teintes passées mentionnant un avis d’obsèques.
Ouvrant alors la vieille pochette de papier brun, la jeune femme découvrit une dizaine de photographies.

Sur la première, sa grand-mère en robe légère, plus jeune d’une bonne trentaine d’années, les cheveux du même châtain doré que les siens, tenait dans ses bras un bébé arborant une barboteuse colorée ornée de canards.
Sur la deuxième photo, un officier de police barbu faisait rire aux éclats une bambine d’un an environ, aux boucles folles retenues par des rubans assortis à sa robe. Derrière eux, Irina reconnut le salon en désordre, un lapin en peluche traînant par terre aux côtés d’une voiture jaune et d’un livre d’images.
La suivante montrait la petite fille dans les bras du même homme, en tenue plus décontractée, devant un gâteau d’anniversaire décoré de trois bougies. Dans le fond, on pouvait apercevoir la palissade en bois du jardin.
- Oh mon dieu, des photos… des photos de maman quand elle était petite… murmura-t-elle avec émotion.
La quatrième était une photo de famille, sans doute prise par un photographe professionnel ou à l’occasion d’une fête. Assise entre ses parents, la petite fille, à présent âgée de cinq ou six ans, portait une robe bleu marine à col Claudine sur un chemisier blanc, ses boucles châtain retombant légèrement sur ses épaules. Un bras passé autour de sa taille, son père avait fière allure dans un costume sombre orné d’une cravate. Tout dans leur attitude dénotait une grande complicité, un amour inconditionnel. Un peu à l’écart, un sourire affectueux sur son visage tourné vers eux, la grand-mère d’Irina se tenait droite sur son siège, élégante dans une robe de lainage bordeaux rehaussée de plusieurs rangées de galon clair à l’encolure.
Bouleversée par ce voyage dans un passé qu’elle n’avait jamais connu, la jeune femme observa attentivement les photos suivantes. Sur chacune d’entre elles, une petite fille enjouée et à la mine expressive, dans des costumes divers et colorés, tenait le devant de la scène de tableaux évocateurs.
Retournant le premier des clichés, celui sur lequel l’enfant arborait un manteau à capuche d’un rouge vif devant un décor forestier, un panier en osier à la main, la jeune femme reconnut l’écriture fine de sa grand-mère.
- « Premier spectacle de fin d’année, Nicole dans Le petit chaperon rouge »… déchiffra-t-elle d’une voix émue.
La scène suivante illustrait un bord de mer. Papier crépon bleu pour évoquer les vagues, un grand soleil doré suspendu au dessus. Du sable fin, des rochers en carton, des algues séchées. Un seau en plastique rouge et une bouée. Et au milieu, une fillette à croquer en marinière rayée bleue et blanche, short de toile écrue et bottes en caoutchouc, prête à déclamer une longue tirade, une épuisette à la main.
- « Spectacle de l’école, Nicole dans Les baigneurs »… lut Irina en retournant la photo.
Malgré les larmes qui se pressaient sous ses paupières, la jeune femme ne pouvait s’empêcher de sourire devant l’enthousiasme flagrant de la jeune comédienne. Il était évident qu’elle tenait chaque année le premier rôle de la production scolaire.
Enfin, sur la dernière photo, un décor de salle de classe fidèlement reconstitué. Bureaux d’écoliers, cartables posés sur des chaises, des livres alignés sur une étagère, une carte de géographie accrochée dans le fond. Des avions en papier et un vieux chiffon sur le sol. Au premier plan, la petite fille et un de ses camarades en tabliers noirs d’autrefois.
- « Gala de fin d’école primaire, Nicole dans une scénette de La vie à l’école »…
Apercevant une autre pochette de papier dans la boîte en carton, Irina l’ouvrit, le cœur battant, pour y découvrir d’autres clichés de sa mère, à présent adolescente.
La première photographie représentait un décor sobre. Une statue de faux marbre devant un mur de pierres, un buisson fleuri, sous un faible éclairage évoquant une nuit de pleine lune. Debout sur un semblant de balcon, la jeune fille arborait une longue robe blanche, sa chevelure dénouée dans son dos. Son attitude était à la fois empreinte de fougue et de réserve, preuve de son talent.
- « Premier spectacle du groupe de théâtre de la ville, Nicole dans Roméo et Juliette »… murmura Irina d’une voix encore plus émue, déchiffrant toujours l’écriture soignée de sa grand-mère.
Le deuxième cliché évoquait un salon bourgeois de la fin du dix-neuvième siècle. Une causeuse près d’une petite table surmontée d’une lampe à pétrole. Un tapis sur le sol, des peintures accrochées aux murs. Une lettre dans une main, la jeune actrice se tenait sur le sofa dans une pose nonchalamment étudiée, ses cheveux ramenés en chignon sur sa nuque, sa robe marron glacé tombant harmonieusement sur son corps.
- « Soirée théâtrale régionale, Nicole dans une pièce de Feydeau »…
La photographie suivante tranchait nettement avec les précédentes. Il ne s’agissait plus d’une représentation théâtrale, mais d’un cliché pris sur le vif dans le salon de la maison. Debout au milieu d’un groupe de personnes qu’Irina ne connaissait pas, dont la plupart portaient un uniforme de police, sa grand-mère avait les traits tirés dans une sévère robe noire. Adossée contre la fenêtre, Nicole semblait se tenir volontairement à l’écart des adultes. Mine boudeuse, cernes sombres sous les yeux, sage chemisier et jupe plissée noirs également.
Au dos de la photo, une simple date. Celle de la mort de son grand-père.
Soupir douloureux de la jeune femme, à qui cette scène rappelait trop bien la situation qu’elle vivait aujourd’hui. Glissant cette photographie sous les autres, elle s’intéressa alors à celles qu’elle n’avait pas encore vues.
La première représentait une chambre d’adolescente aux murs recouverts de peinture noire et décorées de posters à l’atmosphère très sombre. Faisant face à l’objectif d’un air peu amène, Nicole avait radicalement changé de look. Finie l’allure d’enfant sage. Des mèches noires dans sa chevelure châtain raccourcie, un maquillage outrancier sur le visage - regard charbonneux et lèvres peintes en noir. Quant à ses vêtements… Irina s’étonnait que sa grand-mère l’ait laissée sortir dans cette tenue ! Une courte robe noire tellement moulante qu’elle ne dissimulait pas grand-chose de son anatomie, des bottes de cuir sur des collants résilles, un bracelet de force au poignet. Vulgaire et aguichante à la fois.
La photo suivante était à nouveau une représentation théâtrale. Dans un décor constitué de colonnades grecques et de rochers de couleur claire devant un fond évoquant un ciel d’un bleu lumineux, l’adolescente se mouvait gracieusement dans une robe blanche retenue sur l’épaule par une broche dorée. Ses cheveux avaient repoussés et étaient uniformément d’un noir de jais.
- « Spectacle du groupe théâtral, Nicole dans Iphigénie »… déchiffra la jeune femme en retournant l’image.
Les mains tremblantes au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de l’année de sa naissance, Irina continuait d’éparpiller les photos devant elle.
L’une d’entre elles montrait l’adolescente assise sur la balançoire du jardin, le regard désabusé, bien plus vieux que son âge. Elle portait cette fois un court débardeur noir recouvert d’un t-shirt en résille, une mini-jupe en cuir et des bottes qui lui montaient bien au dessus du genou. Ses cheveux pendaient lamentablement, comme après une averse, et son maquillage avait coulé. Visiblement, elle ne se doutait pas qu’elle était prise en photo et son visage reflétait ses véritables sentiments, loin de la morgue qu’elle affichait sur les précédents clichés.
Et enfin, la dernière photo de la pochette… Sa mère, encore adolescente, le visage fermé vierge de tout maquillage et un vieux survêtement sur le dos, un bébé dans les bras.
- « Nicole et Irina, juin 1985 »… balbutia-t-elle, la voix brisée par l’émotion, déchiffrant tant bien que mal les mots que sa grand-mère avait écrits au dos du cliché.
Les larmes roulèrent sur les joues de la jeune femme tandis qu’elle dévorait des yeux cette vision unique de sa mère et elle, réunies pour la première fois.
- Tellement jeune… murmura-t-elle encore, réalisant soudain que Nicole ne devait pas avoir plus de quinze ans à sa naissance.
Bien sûr, elle savait depuis longtemps que sa mère n’était encore qu’une adolescente lorsqu’elle était venue au monde, mais elle n’avait jamais imaginé à quel point elle était jeune.

Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’Irina ne parvienne à se reprendre suffisamment pour remettre les photos dans les pochettes. Alors qu’elle s’apprêtait à les ranger dans la boîte en carton, son regard tomba sur un morceau de papier froissé et deux enveloppes, noués ensemble par un ruban mauve.
- Tiens, qu’est-ce que c’est ? se demanda Irina, encore émue de ses découvertes.
Après avoir dénoué le ruban, la jeune femme lissa le papier et découvrit qu’il s’agissait d’un petit mot écrit à la main sur une feuille de cahier déchirée.
Curieuse, elle s’efforçait de déchiffrer l’écriture brouillonne quand elle comprit tout à coup ce qu’elle tenait entre ses mains. Le mot d’adieu rédigé par sa mère, des années plus tôt, quand elle avait quitté la maison et abandonné sa fille.
« Maman, quand tu liras ce mot je serai déjà loin. Ne me cherche pas et ne m'en veux pas » lut Irina avec émotion. « Je ne supporte plus cette vie sans surprise, il faut que j'essaie de réaliser mon rêve avant qu'il soit trop tard. Prends soin d'Irina pour moi, tu seras une meilleure mère pour elle que moi. Je ne reviendrai pas, tu pourras lui raconter ce que tu veux sur moi. Adieu... Nicole »
Un peu étonnée que sa grand-mère ait gardé ce mot presque anonyme, Irina s’intéressa ensuite aux deux enveloppes.
Dans la première, datant d’une dizaine d’années, une lettre de Nicole informant brièvement et froidement sa mère de son mariage avec un homme d’affaires parisien.
- Elle est mariée, s’étonna la jeune femme, un peu choquée par cette nouvelle. Pourquoi mamie ne m’en a-t-elle jamais rien dit ?
Enfin, dans la seconde enveloppe, une lettre à peine plus longue rédigée sur un papier raffiné, remontant à l’année de son entrée au lycée.
Malgré le peu d’informations sur le style de vie que pouvait mener sa mère et le manque flagrant d’intérêt de sa part quant à l’existence de sa propre fille, Irina sentit un espoir naître dans son cœur en lisant les dernières lignes.
«  Quoi que tu en penses, sache que je ne me sens pas concernée. Je ne veux pas que tu m’écrives, mais pour le cas où ce serait vraiment indispensable, tu pourras me faire parvenir un courrier à l’adresse suivante : Mme Nikki Lacroix, 56 rue des Acacias… »
- Nikki Lacroix… murmura pensivement Irina. Cette ville de la région parisienne… Peut-être…

 

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17 mai 2015

Sombres racines


Se mettre en quête de ses racines c'est dangereux. Qui sait ce que l'on peut découvrir...
Orpheline en manque de la chaleur d'un foyer aimant, Irina décide de partir à la recherche de son passé, au risque de s'y brûler les ailes. Ses découvertes seront-elles à la hauteur de ses attentes, ou devra-t-elle faire face à une cruelle désillusion ? À en apprendre ainsi sur les autres, elle en apprendra aussi sur elle-même. Et ce n'est pas toujours agréable.

 

Sommaire

1. Le poids du passé
2. L'heure du départ
3. Nouvelle ville
4. Confidences intimes
5. Surprenantes découvertes
6. Nikki Lacroix
7. Un soutien amical
8. Visite inattendue
9. Dîner chez les Lacroix
10. Difficile intégration

 

Sombres racines

 

10 mai 2015

Coucher de soleil

Sujet imposé

 

Le soleil descendait lentement vers l’horizon.
Après avoir crevé l’épaisse couverture nuageuse qui avait persisté tout au long de la journée, ses rayons avaient soudainement embrasé le ciel, recouvrant la surface mouvante de la mer d’une multitude d’étincelles flamboyantes.
Assis sur l’un des rochers qui couronnaient la falaise, Jacob contemplait la beauté de ce coucher de soleil.
Ce lieu était l’un de ses préférés. Somptueux. À couper le souffle.
À cet endroit, la falaise s’avançait dans la mer, la dominant d’une dizaine de mètres comme pour lui tenir tête. Battue par les vagues qui se brisaient contre la paroi rocheuse, elle résistait, immuable face au temps.
C’était là qu’il faisait invariablement une pause au cours de son jogging quotidien sur le sentier de la côte, respirant l’odeur salée des embruns, se ressourçant au contact de la nature sauvage. C’était là qu’il s’asseyait pour réfléchir à son avenir, ses études interrompues, ses stages difficiles, son changement d’orientation professionnelle. C’était là qu’il avait emmené Line lors de leur premier rendez-vous, après le dîner au restaurant, pour admirer les étoiles, bercés par le murmure des vagues. C’était là qu’il l’avait demandée en mariage lors d’un pique-nique arrosé de champagne, sous un coucher de soleil si semblable à celui de ce soir. Et c’était là qu’elle lui avait annoncé qu’il allait bientôt être papa, quelques huit mois plus tôt.
Souvenirs inoubliables de moments uniques, à jamais gravés dans son cœur.
Jacob ferma les yeux un court instant. Le cri des mouettes au loin. Le souffle du vent dans ses cheveux. La chaleur des derniers rayons du soleil sur sa peau.
Lorsqu’il les rouvrit, l’astre lumineux avait entamé sa plongée dans l’océan.

Ses pensées remontèrent le fil du temps, s’arrêtant à ce récent mardi matin où Line l’avait réveillé à l’aube, les mains crispées sur son ventre arrondi. Douloureuses contractions qui annonçaient la venue du bébé.
Tout était prêt depuis plusieurs jours déjà. Dominant tant bien que mal la panique qui l’avait envahi devant la souffrance évidente de la femme qu’il aimait plus que tout au monde, il avait saisi le sac de voyage posé dans un coin de la chambre, cherché follement ses clefs avant de les retrouver accrochées à leur emplacement habituel, sorti la voiture du garage. Le trajet jusqu’à la maternité se perdait dans les brumes de son cerveau, de même que le discours pourtant réconfortant de l’infirmière d’accueil.
L’accouchement s’était éternisé, comme souvent pour une première naissance.
Visites régulières du médecin qui surveillait l’avancée du travail. « Ne vous inquiétez pas, tout progresse normalement… »
Cette phrase répétée jusqu’à satiété.
Le service bruissait d’activités. Ils avaient discuté pour passer le temps entre les contractions qui se rapprochaient lentement. Taquineries sur le prénom du bébé qu’ils n’arrivaient pas à choisir. Grégoire ou Arthur ? Enzo ou Liam ? Le sourire rassurant de la sage-femme tandis qu’elle leur faisait écouter les battements de cœur de leur futur héros. Line qui l’encourageait à aller chercher un sandwich à la cafétéria, « Promis je t’attends pour accoucher… »
Son sourire taquin lorsqu’il avait finalement cédé, la faim plus forte que sa résistance, son désir de rester près d’elle. Le baiser déposé dans la paume de sa main comme un joyau précieux. Hamburger et frites avalés à la va-vite sur un coin de table avant de remonter à la maternité.
L’atmosphère qui avait changé en son absence, un début d’affolement remplaçant l’attente sereine de la journée. Que s’était-il passé ?
Quelques mots au milieu des conversations médicales inquiètes. Rythme cardiaque trop faible. Détresse fœtale. Éventualité d’une césarienne. Procédure d’urgence. La sage-femme avait précipitamment quitté la chambre. Les cris dans le couloir.
La peur dans les yeux de Line.
Si vite que tout se mélangeait dans sa tête. Salle d’opération, casaque stérile pour lui, sa main serrée autour de celle de Line. Ces mots chuchotés comme un leitmotiv, « Ça va bien se passer, ça va bien se passer, ça va bien se passer… » Le sang qui avait giclé et les alarmes qui résonnaient. La voix tendue du médecin qui donnait des ordres. L’infirmière qui avait laissé échapper un « Oh mon dieu, il a le cordon enroulé autour du cou ! »
Le silence à la naissance de leur fils, le plus terrible des sons quand on guette le premier cri, les premières pleurs.
Tout ce monde qui s’activait autour d’eux. Autour du bébé. Pendant ce qui lui avait paru des heures. Dans l’attente.
Et le regard du médecin lorsqu’il avait enfin relevé la tête.
- Je suis navré, nous n’avons rien pu faire.
Les mots qui se noyaient dans un brouillard. Accident. Très rare. Les larmes de Line lorsqu’elle avait tenu leur fils dans ses bras. Mort avant d’avoir vécu.

On les avait changés de chambre, pour leur épargner la proximité de la nursery. Ils s’étaient retrouvé seuls avec leur douleur, leur incompréhension. Leur révolte face à la cruauté de la vie qui venait de leur voler leur fils, leur bonheur.
Pourquoi ? Pourquoi eux ?
Épuisée par l’accouchement et le chagrin, Line avait fini par s’endormir, les joues humides de larmes. Debout devant la fenêtre, Jacob avait passé la nuit à contempler les étoiles sans les voir, incapable de trouver le sommeil. Enfermé dans sa propre souffrance.
Seuls les mots de Line avaient réussi à l’atteindre dans cet état de prostration dans lequel il se trouvait, « Chéri, je ne me sens pas bien… »
Cette voix rauque. Ses joues rouges lorsqu’il s’était tourné vers elle, ses yeux trop brillants. Son front brûlant sous ses doigts.
Cédant à l’affolement, Jacob s’était précipité dans le couloir, interpelant la première infirmière qu’il avait croisée. Rapidement, la chambre avait été envahie par toute l’équipe médicale. Prise de sang, examens divers dont il n’avait pas retenu le nom. On l’avait prié de s’éloigner, il avait refusé.
La journée n’avait été qu’une longue succession d’hypothèses, de traitements. D’espoirs déçus. L’état de Line s’était aggravé d’heure en heure. Une infection virulente au nom tellement compliqué que même les médecins semblaient s’emmêler la langue en le prononçant.

Le vent était tombé, se réduisant à une douce brise tiède. Le bruit des vagues se brisant sur les rochers en bas de la falaise s’était peu à peu imposé à son esprit, le ramenant vers l’instant présent. Le soleil avait fini de se noyer dans l’océan, ne restaient que quelques éclats flamboyants dans l’indigo du ciel.
Il avait marché sans savoir où il allait lorsqu’il avait enfin quitté l’hôpital. Presque trois jours sans quitter le bâtiment, le service de la maternité. Sans dormir, sans changer de vêtements. Sans même prendre une douche. Se nourrissant sans conviction de ce que les infirmières lui avaient mis dans les mains, sans même se soucier de savoir ce que c’était.
Trois journées au cours desquelles il avait l’impression d’avoir vieilli d’une centaine d’années au moins.
Ne pas oser s’éloigner de peur de perdre le moindre moment passé avec Line. De peur que ce soit le dernier. Se raccrocher à la moindre lueur d’espoir pour ne pas s’effondrer devant l’inéluctable. Rejeter en bloc les conclusions des médecins. « Elle va vivre, il ne peut en être autrement, je l’aime tant… »
Prières insensées, la main de Line dans les siennes, son front posé contre sa peau moite.
Et les mots du médecin. Durs, cruels.
- Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir. Malheureusement votre femme ne répond à aucun des traitements que nous lui avons administrés. L’infection s’étend à présent à tous ses organes, ce n’est plus qu’une question d’heures avant que… de minutes peut-être. Vous devriez lui dire au revoir tant qu’elle est encore consciente.
L’alarme qui avait retenti au même instant, vrillant ses tympans en même temps qu’elle annihilait ses derniers espoirs.
Tentatives futiles de réanimation. Le cri muet qui l’avait déchiré. Les lumières agressives, les sons lancinants. Le silence, soudain. « Heure du décès, dix-neuf heures trente-deux… »

Frissonnant dans la chaleur de cette soirée d’été, Jacob se remit maladroitement debout.
Son corps était épuisé, son âme meurtrie, comme amputée d’une part essentielle. Quelques jours avaient suffi pour le faire basculer. Du bonheur le plus parfait au désespoir le plus sombre.
Des cailloux roulèrent sous ses pieds comme il fit quelques pas. S’éloignant des rochers. Se rapprochant du bord de la falaise.
Les étoiles commençaient à piqueter le ciel de leur lueur froide, comme autant de diamants sur une soie bleu nuit. Juste en dessous, la surface de la mer ondulait sous l’effet de la marée montante, bordée d’une écume à la blancheur spectrale.
Jacob se pencha pour tenter d’apercevoir les rochers, leur dentelle sombre et humide au pied de la falaise. L’odeur des algues qui remontait vers lui.
Un pas, juste un pas et tout serait terminé.

C’est un pêcheur qui découvrit son corps le lendemain matin.
Brisé sur les rochers.

 

Sujet imposé : Écrire un texte qui se termine « mal ».

 

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27 avril 2015

Du paradis un enfer

« Jamais je n’aurais imaginé que je finirais mes jours ici…
Ici, sur cette île paradisiaque à la végétation luxuriante dont nous avions rêvé toute notre vie, Hal et moi.
Je devrais être heureuse, assise sur la terrasse qui fait face à la mer, les oreilles bercées par le murmure lointain des vagues, par le chant des oiseaux, le visage caressé par une douce brise marine.
Pourtant il n’en est rien. Rien ne s’est passé comme prévu.

Je me souviens comme si c’était hier de la cérémonie de notre mariage, par une froide journée d’hiver il y a plus soixante-dix ans de ça. Je frissonnais dans la fragile robe blanche confectionnée par ma tante et Hal portait cet horrible costume que son frère avait tenu à lui offrir. Pourtant ce jour est resté l’un des plus heureux de ma vie. C’était un début, notre début.
Notre vie de jeunes mariés a commencé dans ce minuscule appartement de la rue Vieille, près de la cathédrale. Hal terminait ses études d’ingénieur et j’aidais mes parents dans leur magasin de maraîchers.
Les années ont passé, Hal a obtenu un travail dans une autre ville, puis une autre encore, plus lointaine. La chambre d’enfant est restée désespérément vide, nous nous sommes fait une raison.
Les temps étaient durs. Pour nous évader, nous rêvions devant les émissions de voyage que diffusait notre poste de télévision, le nom de ces destinations exotiques résonnant comme des mots magiques. « Un jour, je t’emmènerai sur une de ces plages de sable blanc. On admirera le coucher de soleil, blottis l’un contre l’autre, comme des amoureux éternels », me répétait souvent Hal.
On y a cru longtemps, c’était notre rêve, l’espoir qui nous faisait supporter toutes les misères de la vie… Le chômage, la maladie, le deuil aussi parfois.
Quand Hal a pris sa retraite, poussé vers la sortie par de jeunes diplômés aux dents longues qui méprisaient ses trente années d’ancienneté dans l’entreprise, il s’est soudain rebellé contre cette vie que nous subissions depuis si longtemps. L’inaction forcée, le gris des immeubles, la dépression qui menaçait. Nous avons passé toute une soirée à discuter, à échafauder un projet merveilleux.
Notre choix s’est porté sur cette île tropicale au nom évocateur de couchers de soleil éblouissants. Quelle importance si nous ne connaissions personne sur place ? Quelle importance les remarques perfides de certains « amis » envieux ? Nous n’avions rien à perdre et nous avions mérité notre petit coin de paradis pour y couler une vieillesse paisible et hâlée.
Après plusieurs mois de préparation, nous avons signé l’acte de vente de notre appartement de banlieue, emballé les quelques affaires personnelles que nous souhaitions emporter - mes livres, le matériel de pêche de Hal - et dit adieu à la grisaille.
Pour la première fois de ma vie, j’ai pris l’avion. À soixante-treize ans ! Il n’est jamais trop tard, paraît-il…
La maison qui nous attendait sur l’île était telle que nous l’avions toujours rêvée : colorée, chaleureuse, intime, pourvue d’une terrasse qui surplombait l’océan, perdue au milieu d’une végétation de palmiers. La concrétisation de tous nos espoirs. Nous nous sommes installés et c’était comme si nous avions rajeuni de cinquante ans, comme si nous étions à nouveau ces jeunes mariés heureux et confiants.
Hal souriait sans cesse, il parlait d’explorer l’île, de découvrir la faune et la flore tropicales, de goûter la cuisine locale, de nous faire de nouveaux amis, de profiter des bienfaits de la nature qui s’offraient à nous.
Il n’en a pas eu le temps…
Deux jours après notre arrivée sur l’île, il a été terrassé par un accident cérébral, une veine dans son cerveau qui a cédé alors qu’il descendait vers la mer pour sa première sortie de pêche. La maison est isolée, loin des chemins fréquentés, comme nous l’avions désiré, et il est resté allongé sur le sol, agonisant sous ce soleil qui ne le réchauffait plus.
C’est en ne le voyant pas revenir à la nuit tombée que j’ai commencé à m’inquiéter. J’avais passé toute la journée à nettoyer, ranger, lire sur la terrasse, cuisiner un dîner aux chandelles. Je l’attendais et il ne rentrait pas. J’ai pris le chemin qui descendait vers la mer, espérant à moitié l’apercevoir sur la plage, sa canne à la main.
Lorsque je l’ai trouvé, allongé sous un palmier, j’ai cru qu’il s’était endormi, que la chaleur l’avait poussé à chercher un peu de fraîcheur à l’ombre et qu’il s’était endormi…
Mais malgré la chaleur, sa main était glacée. Et j’ai compris.
Je suis remontée à la maison et j’ai appelé les secours, réflexe dérisoire alors que je savais que rien ne pourrait jamais le ramener. Rien ne s’était passé comme prévu.

Plus de vingt années se sont écoulées depuis ce jour.
Vingt années passées à lutter chaque jour pour ne pas me laisser anéantir par cette absence, par cette fatalité qui l’a empêché de profiter de ce qu’il avait mérité… qui nous a empêchés d’être heureux ici, dans ce coin de paradis dont nous avions tant rêvé. Heureux ensemble.
Alors depuis vingt ans je tente de survivre, au quotidien, laborieusement. Dans ce paradis qui est devenu mon enfer. Dans l’attente de… je ne sais quoi.
Et la vie, qui ne m’a déjà pas épargnée en m’envoyant ce manque de celui qui était ma moitié, a continué de paver mon chemin de moments douloureux.
Qu’ai-je fait pour mériter ça ? Ai-je perpétré des actes criminels dans une vie antérieure ? Si nous payons tous un jour pour nos péchés, quelles sont les fautes graves que j’ai commises ?
Je n’ai plus rien à espérer. Je vis au jour le jour, sans rien attendre, sans rien demander. Je cherche la paix dans mes lectures, dans la beauté qui m’entoure, mais même cet apaisement est teinté de regrets quand je contemple la place vide à mes côtés.
J’ai passé beaucoup de temps au cimetière, sur la tombe de Hal. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il fasse une chaleur torride. C’est le lieu qui m’est le plus familier sur l’île. Un soir, j’ai même cru y apercevoir un fantôme aux traits tant aimés. J’ai rêvé qu’il venait vers moi, qu’il me serrait dans ses bras, qu’il m’embrassait comme autrefois, qu’il me confiait combien je lui manquais. Ce n’était qu’un rêve.
Aujourd’hui je suis prête.
J’ai fait la paix avec mon passé et mon seul avenir se résume à attendre la venue de la Faucheuse. Elle viendra bientôt, je le sens. Je n’ai pas peur, je sais qu’au bout du chemin, Hal sera là pour m’accueillir. Et nous serons à nouveau réunis. Pour l’éternité.

EW, le 24 juillet 2013 »

 

Cette lettre a été retrouvée dans les affaires d’Eleanor Waterson, décédée le 11 décembre 2013

 

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6 août 2014

Vacances

Sujet imposé

 

Assise sur le rebord de la fenêtre de ma chambre, j’observe la maison située de l’autre côté de la haie.
À l’étage, les volets sont presque tous fermés. Il n’y a aucune voiture dans la cour, la piscine n’a même pas été remplie. Aucune musique, aucun cri d’enfant ne vient rompre le silence. Natacha ne viendra pas cet été.
Depuis que je suis née, il y a seize ans de ça, je passe les grandes vacances chez mes grands-parents, dans ce petit village des Pyrénées. C’est un peu ma deuxième maison, j’en connais tous les recoins. Mes parents tiennent un hôtel sur la côte, pour eux pas question de prendre des vacances en été, c’est la pleine saison pour le tourisme. Alors tous les ans, ils m’envoient les deux mois chez mes grands-parents pour ne pas m’avoir dans leurs jambes. Et tous les ans, j’attends avec impatience ce moment ! Parce que dans la maison d’en face, je retrouve ma meilleure amie Natacha.
Je la connais depuis toujours. On a noué une amitié indéfectible à l’âge des premiers châteaux de sable et des gamelles à vélo. Elle m’a appris à grimper aux arbres, à pêcher dans le torrent. Et moi je l’ai initiée au roller, au badminton, à la danse moderne. Ensemble on a partagé des chasses aux papillons, des nuits à la belle étoile dans le jardin, des jours de pluie avec nos maisons de poupées ou des crises de fou-rire devant des déguisements farfelus.
Deux mois de vacances qui passent toujours trop vite.
Cette année Natacha n’est pas là. Ses parents viennent de divorcer et sa mère a préféré l’envoyer en séjour linguistique en Angleterre plutôt que chez ses grands-parents paternels. Nat m’a écrit une longue lettre pour tout me raconter.
Et pendant qu’elle visite les monuments londoniens en devisant gaiement en anglais, je contemple la maison qui semble abandonnée de l’autre côté de la haie.

Ça ne fait pas une semaine que je suis arrivée, et déjà je m’ennuie. Livrée à moi-même, je tourne en rond dans la maison sans savoir quoi faire, alors que les autres années je débordais d’idées pour m’occuper. Seule ce n’est pas drôle.
- Sofia !
La voix de mamie me tire de mes sombres ruminations. Je descends la rejoindre dans le salon.
- Ma chérie, tu ne voudrais pas monter dans le grenier ? J’ai promis à madame Moncet de lui prêter le stérilisateur pour ses conserves et je ne le trouve pas dans la cuisine.
- Le stérilisateur ? La drôle de marmite dans laquelle tu fais cuire tes bocaux ?
Mamie rigole.
- Oui, c’est ça. Tu veux bien aller voir si tu le trouves ? Je ne m’en suis pas servie depuis l’automne dernier, papy l’a sans doute rangé sur les étagères du fond.
Je retiens un soupir. Voilà à quoi ressemblera mon été cette année, courir d’un côté sur l’autre dans la maison pour rendre service à mes grands-parents.
- J’y vais.
- Merci ma chérie, tu es gentille, me sourit mamie.
Sans attendre, je grimpe jusqu’au grenier, repoussant d’une main assurée la trappe qui en dissimule l’accès. Les ouvertures qui donnent sur l’arrière de la maison apportent juste assez de lumière. Je ne juge pas utile d’allumer l’ampoule poussiéreuse qui pend, accrochée à la poutre qui soutient le toit de la maison.
Je regarde autour de moi, tachant d’apercevoir la haute marmite métallique dans le fatras d’objets que mes grands-parents conservent soigneusement. Des livres aux pages jaunies s’entassent dans des caisses. Dans un coin, une armoire à la porte mal fermée laisse dépasser la manche d’un manteau de lainage marron. Je souris en reconnaissant ma dînette d’enfant, mes premiers albums de coloriage. Mamie ne jette jamais rien.
Je m’avance lentement dans la pièce, vers les étagères du fond dont mamie a parlé. Et il est bien là, posé entre des bocaux vides et une pile de vieux magazines de cuisine. Tandis que je m’approche pour m’en saisir, mon regard tombe sur une vieille malle de cuir que je n’avais jamais remarquée. Est-elle nouvelle ou a-t-elle été placée dans le grenier depuis peu ?
L’objet restant muet face à mes interrogations, je récupère le stérilisateur et le descends à mamie qui me remercie d’un sourire chaleureux. Alors que je m’attends à ce qu’elle me demande de le porter à son amie, elle s’installe devant le plan de travail pour éplucher des pommes de terre.
Ma curiosité en éveil, je ne peux résister à l’envie de l’interroger.
- Mamie, c’est quoi cette malle à côté des étagères ? Je ne l’avais jamais vue.
Elle hésite un instant avant de répondre, comme si elle cherchait à se souvenir de l’objet dont je parle.
- Celle avec la serrure de cuivre ?
- Euh... c’est possible, je n’ai pas fait attention. Elle est posée derrière le rocking-chair.
- Oui, c’est celle-là, approuve-t-elle. Elle appartenait aux parents de papy, tes arrière-grands-parents.
- Je ne les ai pas connus.
- C’est normal ma chérie. Ils sont morts longtemps avant ta naissance.
- Comment ça se fait que cette malle n’était pas là avant ?
Mamie pousse un léger soupir.
- Elle était chez ta grand-tante, la sœur aînée de papy qui est décédée cet hiver. Dans son testament, elle disait qu’il était important de la garder dans la famille.
Je ne peux m’empêcher d’insister.
- Et il y a quoi dedans ?
- Je ne sais pas, de vieux papiers sans doute.
- Vous n’avez pas regardé ?
- Juste superficiellement, quand on l’a reçue. Mais papy a eu une vilaine bronchite à ce moment-là et on l’a rangée dans le grenier sans plus y penser.
Mamie se déplace devant l’évier, remplit une petite bassine d’eau et commence à couper les pommes de terre en rondelles, avant de les laisser tomber dans l’eau.
- Je peux fouiller dedans ?
- Si ça t’amuse, mais ne t’attends pas à y découvrir un trésor.
Je souris.
- Je sais, c’est juste que... ça m’occupera.
Mamie me lance un regard compatissant.
- Je suis désolée pour toi que Natacha ne soit pas là. C’est dur aussi pour ses grands-parents, ils se sentent bien seuls cet été.
N’ayant pas envie de m’étendre sur le sujet, je marmonne une vague réponse avant de sortir de la cuisine.

Le début d’après-midi est toujours calme.
Installé dans le jardin sur une vieille chaise longue, son chapeau de paille sur le visage pour se protéger des insectes, papy fait la sieste. Dans le salon, les volets tirés pour atténuer l’éclat du soleil, mamie somnole devant son feuilleton télévisé.
La chaleur pèse sur la maison, sur le village tout entier. Allongée sur mon lit, je me laisse bercer par le son de la télévision qui monte jusqu’à moi. Je suis à deux doigts de m’endormir quand l’image de la malle en cuir surgit dans mon esprit. Qu’y a-t-il dedans ? Juste de vieux papiers inintéressants comme semble le penser mamie ?
En imagination, j’ouvre le couvercle, découvrant des bijoux oubliés, des pierres précieuses brillant de mille feux, des fioles de parfum en verre filé... une lettre datant de la révolution française peut-être, prouvant une ascendance avec la famille royale d’un pays lointain.
La curiosité me dévore. C’est comme si quelque chose me poussait à aller soulever ce couvercle. Qu’y a-t-il dans cette malle ?
Je me lève silencieusement, sors de ma chambre pour longer le couloir. Arrivée sous la trappe qui mène au grenier, je positionne l’échelle et en escalade les barreaux avec agilité pour me trouver à nouveau sur le plancher en bois.
Le soleil a tourné depuis ce matin et la lumière est plus diffuse dans la vaste pièce, éclairant des toiles d’araignée jusque là restées dans l’ombre. Il fait chaud, presque trop. Rien n’a bougé et pourtant tout semble différent, comme si les objets retenaient leur souffle dans l’attente de...
Je me secoue intérieurement. Qu’est-ce que je raconte, là ? Des objets qui retiennent leur souffle !
Je traverse le grenier d’un pas décidé. Mes pas résonnent dans le silence et je réalise que d’ici, je n’entends plus le poste de télévision.
La malle est toujours à côté des étagères du fond, derrière le rocking-chair. Elle paraît moins grande que dans mon souvenir, moins poussiéreuse aussi. Je m’assois sur le sol et souffle sur le couvercle. De minuscules grains de poussière s’envolent, s’illuminant fugitivement dans un rayon de soleil.
La serrure n’est pas verrouillée, je soulève le couvercle en retenant mon souffle avant de me pencher sur ce qu’elle contient.
À première vue il ne s’agit que de papiers, comme mamie me l’avait dit. Je suis déçue, je l’avoue. Mais je ne renonce pas pour autant. Peut-être se cache-t-il quelque chose de plus intéressant sous les actes de propriété et les courriers officiels ?

Un quart d’heure plus tard, le contenu de la malle s’étale autour de moi en piles bien nettes.
Des papiers, beaucoup de papiers, factures et autres courriers sans intérêt pour moi. Une petite boite à bijoux contenant deux alliances ternies gravées d’une date que je peine à déchiffrer. Un recueil de poèmes d’un auteur dont le nom ne me dit rien - mais j’ai toujours été hermétique à la poésie. Une montre à gousset comme je n’en avais jamais vue ailleurs que dans les films. Un châle crème finement brodé d’arabesques. Une boîte en carton peu épaisse sur laquelle le mot « photos » est écrit en lettres dorées. Quelques babioles qui devaient avoir une valeur sentimentale pour leurs propriétaires mais qui mériteraient plus une place dans une poubelle : plumes noires et blanches, brindilles aux formes torturées, éclats de verre d’un miroir brisé peut-être, pierres colorées sans éclat.
Je soupire, je suis très loin du trésor escompté contre lequel mamie m’avait pourtant mise en garde.
Sans conviction, je pose la boîte en carton sur mes genoux et en soulève le couvercle, m’attendant presque à la trouver vide. Mais non, elle contient bien une dizaine de photos en noir et blanc, soigneusement enveloppées dans du papier de soie. Je retourne la première, déchiffre laborieusement quelques mots manuscrits qui n’ont aucun sens pour moi, suivis d’une date : juillet 1914.
Je la retourne à nouveau et m’attarde sur la scène qu’elle représente, un jeune couple en tenue de mariés devant la margelle d’un puits. Il me faut un moment avant de réaliser qu’il s’agit des parents de papy, mes arrière grands-parents. L’homme porte un costume sombre sur une chemise claire, des lunettes à fine monture et son visage arbore une mince moustache. À ses côtés, une femme qui semble à peine plus âgée que moi, revêtue d’une longue robe que je devine blanche. Sur ses épaules, le châle que j’ai trouvé dans la malle dont je reconnais les arabesques. Ses cheveux sombres sont ornés d’une couronne de fleurs et ses mains gantées tiennent un bouquet auquel s’accroche un long ruban.
Le vent semble faire onduler les plis de la robe de la mariée et les cheveux bouclés de l’homme. Je souris devant le talent du photographe qui a su saisir ce moment... avant de me figer brusquement. La robe vient de bouger réellement sous mes yeux !
Je dois rêver. Je me penche sur la photographie, le regard rivé sur le couple de jeunes mariés immobiles. Un souffle d’air chaud me caresse la joue et je vois à nouveau la robe onduler sous mes yeux. Une mèche bouclée s’échappe de la coiffure de la mariée, qui s’empresse de l’écarter de son visage. L’homme lui sourit, ses lèvres s’écartent pour murmurer quelques mots silencieux et il dépose un baiser sur la joue de sa jeune épouse qui rougit.
Mes doigts sont crispés sur les bords de la photographie. Comment est-il possible qu’une scène immortalisée un siècle plus tôt puisse prendre vie sous mes yeux ? On n’est pas dans Harry Potter, bon sang !
Fébrilement, je sors les autres photos de la boîte et les éparpille sur le couvercle de la malle. Ce sont des clichés classiques pour l’époque : le même couple devant une majestueuse demeure, la jeune femme avec un bébé dans les bras, l’homme en costume militaire, un bébé dans les bras de sa mère, puis un autre encore. Plusieurs photos représentent le couple entouré de ses trois enfants avec les montagnes ou la mer en arrière plan.
À première vue, les scènes semblent figées par l’œil de photographe. Mais dès que mes yeux s’attardent sur une photo, je la vois s’animer subtilement. Les bébés gigotent dans les bras de leur mère. Le couple avance main dans la main. La jeune femme rajuste sa coiffure ou son mari remonte les lunettes qui glissent le long de  son nez. Les vagues moutonnent derrière le couple, des nuages passent dans le ciel.
Je reste bouche bée devant cette incroyable découverte. C’est bien plus qu’un trésor ou un secret de famille, c’est... impossible !

Du bout des doigts, j’effleure le premier cliché, celui avec les jeunes mariés. C’est comme si je touchais la surface d’un étang emprisonnée par la glace, mais derrière laquelle la vie continue. J’écarte vivement la main, une sensation de picotement s’attarde là où mes doigts ont frôlé le papier.
Je croise le regard de la jeune mariée qui me sourit avant de chuchoter quelques mots silencieux à l’oreille de son mari, qui me dévisage à son tour. L’un et l’autre tendent une main vers moi, comme pour m’inciter à les rejoindre. Ma main se tend, s’arrête à quelques centimètres de la photographie.
Une odeur nouvelle effleure mes narines, me rappelant vaguement les pots-pourris que mamie aime disposer dans les chambres. Un courant d’air vient agiter les papiers posés sur le sol à côté de moi, menace d’éparpiller les photos. Je les rassemble hâtivement et les range dans la boîte en carton, ne gardant que celle des mariés dans ma main, mes doigts évitant soigneusement de toucher l’image animée sur laquelle le couple chuchote, penché l’un vers l’autre.
L’odeur de fleurs devient plus tenace, elle ne m’évoque plus un pot-pourri mais un bouquet fraîchement coupé. Dans ma main, la photographie devient lourde et la scène semble s’élargir sous mes yeux, emplissant tout l’espace en face de moi.
Sans en avoir conscience, mes doigts se tendent vers l’image et se posent juste à l’endroit où la jeune mariée tend sa main vers moi. La surface de la photo est froide, trop froide pour cette chaude journée d’été. J’ai l’impression que pendant un moment, la chaleur de ma peau lutte contre le papier glacé. Puis c’est comme si la mince couche de glace explosait sous mes doigts et je me sens aspirée par un tourbillon. Couleurs, sensations, odeurs, tout se mélange. Je ferme les yeux, le souffle bloqué dans ma gorge.
Lorsque le monde s’arrête de tourner autour de moi, je prends conscience du sol sous mes pieds - de la terre et non les lattes de bois du grenier. Un vent frais souffle dans mes cheveux, m’apportant l’odeur de la mer à laquelle se mêle celle des albizzias en fleurs.
J’ai peur d’ouvrir les yeux, de découvrir ce qui m’entoure.
- C’est elle, murmure une voix féminine à l’accent chantant.
Un frisson parcourt mon corps.
- Elle est effrayée, remarque une voix plus grave, une voix d’homme.
- Moi aussi je l’étais, répond doucement la femme.
Mes paupières se soulèvent malgré moi. Ils sont juste en face de moi. Les jeunes mariés de la photographie. Ils me regardent. Je les observe en retour.
Ils sont réels, plus du tout une image en noir et blanc sur papier glacé.
Je m’attarde sur le visage de la femme, elle me ressemble. Ou plutôt, je lui ressemble. Le même nez fin, les mêmes pommettes hautes. Les cheveux de cette même nuance auburn. Elle pourrait être ma sœur si elle n’était mon arrière-grand-mère. Un siècle nous sépare.
Elle me sourit, un sourire qui illumine son visage, rayonne jusqu’à ses yeux. Je le lui rends en tremblant.
- J’aimerais te souhaiter la bienvenue, commence-t-elle de sa voix chantante, après une courte hésitation. Mais si tu es là aujourd’hui, c’est que le Pouvoir n’est pas mort, qu’il coule dans tes veines comme il coulait dans les miennes.
- Le... le Pouvoir ?
- Tu ne sais pas encore. Mais bientôt il se manifestera et tu sauras.
Je ne comprends pas ses paroles. De quoi parle-t-elle ?
- Je n’ai pas le droit de t’expliquer, poursuit-elle, devinant mes interrogations. Tu dois le découvrir par toi-même. Mais sache que notre lignée remonte à la nuit des temps.
Je suis perdue. Une lignée, un pouvoir ? Le sourire s’efface soudain de son visage.
- Tu dois te garder de Lui, me presse-t-elle en attrapant ma main et en la serrant fort dans la sienne. Il cherchera à t’atteindre de mille façons différentes, Il est puissant. Le Pouvoir t’aidera quand tu l’auras trouvé.
- Tu lui en dis trop, proteste son mari en l’éloignant de moi.
- Elle est si fragile. Elle ne sait rien de ce qui l’attend, des épreuves...
Sa voix se brise sur ce dernier mot.
Je n’ai pas bougé, pourtant je les sens s’éloigner... à moins que ce ne soit moi. Leurs contours deviennent flous et je me sens à nouveau aspirée dans le tourbillon qui m’a amenée près d’eux.
Je la devine qui tend une main désespérée vers moi. Sa voix me parvient, déjà lointaine.
- Reviens-moi lorsque tu sauras... si tu Lui survis.
Je ne suis pas sûre d’avoir compris ses derniers mots. Le tourbillon m’emporte, me ballotte en tous sens comme une poupée de chiffon. J’ai l’impression d’être tiraillée dans toutes les directions à la fois. Un hurlement silencieux monte en moi. Je perds connaissance.

- Sofia ? Sofia !
La voix de mamie me tire de l’état de prostration dans lequel je me trouve.
Je suis dans le grenier baigné de lumière, assise par terre à côté de la malle de cuir. Autour de moi, rien n’a bougé. Les papiers sont toujours alignés en piles bien nettes. La boîte en carton contenant les photographies est sagement posée sur mes genoux.
La tête de mamie apparaît par la trappe restée ouverte. Elle sourit en m’apercevant.
- J’étais persuadée de te trouver là.
Je ne suis pas sûre de pouvoir parler, mais je ne peux éviter de lui répondre.
- Tu... tu me cherchais ?
Ma voix résonne comme d’habitude.
Du coin de l’œil, j’aperçois la photo des jeunes mariés que je tiens toujours à la main. La femme pose lentement un doigt sur sa bouche avant de reprendre sa pose initiale. Je sais avec une certitude que je ne peux expliquer qu’elle restera immobile jusqu’à notre prochaine rencontre.
- Pas vraiment, répond mamie, sans que je puisse me rappeler la question que je viens pourtant de lui poser.
Elle finit de se hisser dans le grenier et vient s’asseoir dans le rocking-chair à côté de moi.
- Tu as trouvé quelque chose d’intéressant dans cette malle ?
- Surtout des vieux papiers. Un châle, des alliances, une montre.
De ma main libre, je lui montre les objets éparpillés sur le sol.
- Et... et quelques photos.
Mamie se penche pour attraper la montre à gousset, appuie sur le mécanisme pour l’ouvrir.
- Mon grand-père en avait une dans ce genre, dit-elle avec un soupçon de nostalgie. Je crois qu’il la tenait de son propre grand-père. Je me demande bien ce qu’elle est devenue quand il est mort.
Elle pousse un soupir avant de se tourner vers moi, le regard malicieux.
- Alors, tu n’as découvert aucun trésor, ni terrible secret dans tous ces papiers ?
Le mensonge me vient aux lèvres avec naturel.
- Non, tu avais raison. Tu veux voir les photos ?
Devant son acquiescement, je lui tends la boîte en carton sur laquelle je pose la photographie des jeunes mariés. Mamie ne s’attarde qu’un instant dessus, avant de me montrer la dernière avec le bébé.
- Regarde, c’est ton grand-père ! Je ne savais pas que sa sœur avait conservé ces photos.
- Tu les avais déjà vues ?
- Il y a très longtemps, peu après notre mariage.
Je réalise soudain que je ne connais rien de mes arrière-grands-parents, même pas leur nom. Ça me semble important après notre rencontre irréelle.
- Ils s’appelaient comment, les parents de papy ? Tu les as bien connus ?
- Lui s’appelait Louis. Je ne l’ai jamais rencontré, il a été tué pendant la guerre.
- Et sa mère ?
Mon insistance semble faire plaisir à mamie. Au moins, je ne suis plus en train de me morfondre dans ma chambre, doit-elle penser.
- Je l’ai très peu connue. Elle est morte jeune, bien avant la naissance de ta mère. Elle était déjà très malade lorsque nous nous sommes mariés, papy et moi.
- Malade ? Elle avait quoi ?
- Je ne sais pas. Certaines maladies échappaient aux connaissances des médecins à l’époque.
- Oh...
Je regarde une nouvelle fois la photographie des jeunes mariés. Ils sont jeunes, amoureux ; ils semblent heureux. Il m’est difficile d’imaginer que leur vie sera brève.
Mamie se lève de la chaise à bascule et commence à replacer les papiers et les divers objets dans la malle. Je me tourne vers elle.
- Dis, je peux garder cette photo ?
- Bien sûr, ce sont tes arrière-grands-parents. Tu veux aussi une de celles avec papy ?
- Non, juste celle de leur mariage.
Mes doigts caressent doucement le bord de la photo. Je sens que mamie se penche par-dessus mon épaule pour la regarder elle aussi.
- Elle était très belle, murmure-t-elle. Tu lui ressembles un peu.
- Tu ne m’as pas dit comment elle s’appelait.
- Elle portait le même prénom que toi, me glisse mamie.
Une douce flamme s’allume en moi tandis que je murmure son nom.
- Sofia...
Sur l’image, la robe de la mariée semble onduler sous l’effet d’une brise légère.

 

Sujet imposé : Dans une vieille malle, une jeune fille trouve des photographies de ses arrière-grands-parents. Elle découvre avec stupéfaction qu’elles sont animées. Racontez.

 

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24 juillet 2014

Balade en nostalgie

La salle d’attente est déserte.
Assise dans un fauteuil de toile rouge, elle contemple d’un œil indifférent les magazines éparpillés sur la table basse. Avec lassitude, elle appuie sa tête contre le mur couleur pêche, ferme les yeux.
Par la fenêtre ouverte, les accords discordants d’une fanfare lui parviennent. « C’est vrai », songe-t-elle avec un imperceptible soupir, « la fête de la musique est ce soir. »
La fatigue de ces dernières semaines se fait sentir. Dormir, oublier les soucis l’espace d’un instant. Elle se laisse bercer par la musique vaguement familière, cherche en vain à reconnaître le morceau.
Une image se forme dans sa tête, un souvenir qu’elle croyait oublié.
Elle se secoue intérieurement, refuse de se laisser entraîner dans cette direction. Mais le souvenir s’accroche, refuse de retourner dans sa mémoire, dans le coffret dans lequel elle le tient enfermé depuis des années.
Pourquoi maintenant, dans cette salle d’attente anonyme ?
La chaleur de ce premier jour de l’été l’enfonce dans une torpeur hypnotisante. Sa résistance faiblit. Toute digue rompue, elle finit par se laisser emporter par la vague qui déferle sur elle.

~~~~~

C’était le jour de son vingtième anniversaire.
Depuis le matin elle s’activait, passait mentalement en revue tous les détails. Elle avait fait provision de petits gâteaux sucrés et salés pour le buffet ; le réfrigérateur regorgeait de jus de fruits et autres sodas. Son ami Stéphane, spécialiste en cocktails maison, était chargé d’apporter les bouteilles d’alcool. Il lui donnerait un coup de main pour déplacer les meubles et installerait lui-même la sono dans l’après-midi.
Dans sa chambre d’enfant, posée sur son lit, la tenue qu’elle porterait ce soir. Une courte robe charleston pourpre agrémentée de rangées de franges plus claires qu’elle avait elle-même soigneusement cousues.
Armée d’un balai, elle s’attaqua au ménage du sous-sol sous le regard bienveillant de sa mère. Elle lui était reconnaissante de lui permettre de fêter son anniversaire en compagnie de tous ses amis ailleurs que dans le minuscule studio dans lequel elle logeait depuis qu’elle avait quitté la maison.
Elle s’assit un instant sur la balancelle, posa un regard critique sur le sol de béton, les murs de parpaings nus. Le cadre n’était pas somptueux, mais que lui importait ?

Les heures défilèrent plus vite que prévu.
En compagnie de quelques amis, elle termina les préparatifs, accrocha la boule à facettes au plafond, fit des essais avec les spots lumineux. Derrière un vieil établi de bois brut, Stéphane vérifiait les branchements de la chaîne hi-fi tandis que Florent, son meilleur ami, passait en revue les cd entreposés dans un carton. À l’autre bout de la pièce, Cathy disposait des gobelets en plastique et des serviettes en papier colorées sur la table qui servirait de buffet.
- J’ai terminé, annonça-t-elle en revenant vers les autres. On mettra ce qui se mange au dernier moment. Tu as prévu quoi en plus des gâteaux apéritifs ?
- J’ai préparé une grosse salade de pâtes, des chips, des cubes de fromage… et Delphine a dit qu’elle apporterait une tarte.
- Il y a le gâteau d’anniversaire aussi, ajouta Florent, les yeux pétillants, mais tu n’es pas censée être au courant.
- Je n’ai rien entendu, rit-elle.
- Au fait, j’ai proposé à un pote du club cyclisme de venir, intervint Stéphane.
- Oh… Je le connais ?
- Je ne pense pas. Je l’ai croisé hier en ville, il n’a pas trop le moral en ce moment. Je me suis dit que ça lui changerait les idées. Tu verras, il est sympa.
- Ok, pas de problème. Une personne de plus ou de moins, ça ne fera pas de différence.
S’approchant d’elle, Florent passa un bras autour de sa taille et la fit tourbillonner dans la pièce avant de déposer un baiser amical sur sa joue.
- On a terminé, il ne reste plus à la reine de la soirée qu’à se préparer !
Elle sourit, heureuse.
- Je rentre me changer moi aussi, fit Cathy en attrapant son manteau posé sur la balancelle. J’espère qu’on n’aura pas froid avec nos robes légères.
- Tu aurais peut-être dû choisir le grand nord comme thème de la soirée, plutôt que les années 20, la taquina Stéphane.
Ils éclatèrent de rire, amusés à l’idée d’une soirée en parka et bottes fourrées.
- Maman a un vieux radiateur électrique, je vais le brancher en attendant le début de la soirée histoire de réchauffer un peu la pièce.
- Ne t’inquiète pas, quand on sera une vingtaine à se trémousser sur la piste de danse, on n’aura pas froid, la rassura Florent.
- À tout à l’heure, la salua Cathy en sortant par la porte du garage, bientôt imitée par Stéphane.
Restée seule avec son meilleur ami, elle l’entraîna à l’étage et l’envoya prendre sa douche tandis qu’elle vérifiait une nouvelle fois qu’elle n’avait rien oublié, avant de descendre brancher le radiateur. Il faisait encore froid pour une mi-février.

Le temps s’accéléra à nouveau et elle se retrouva dans sa chambre.
Nonchalamment allongé sur le lit dans un costume noir, un chapeau de feutre assorti posé à côté de lui, Florent la conseillait pour les touches finales de sa tenue.
- Fais voir avec l’autre collier, lui suggéra-t-il en lui tendant un sautoir en fausses perles.
Docilement, elle enfila le long collier et le noua au niveau de sa poitrine avant de se tourner vers son ami.
- Non, fit-il finalement, je préfère le tour-de-cou, ça te va mieux.
Elle soupira en ôtant le bijou.
- Pourquoi j’ai choisi ce thème ridicule ? Je n’y connais rien et ça ne me ressemble pas du tout, s’énerva-t-elle en se désignant du doigt.
- Arrête, tu es superbe, la rassura son meilleur ami, se levant du lit.
D’une main, il attrapa le tour-de-cou en tissu soyeux posé sur la commode et l’attacha délicatement autour du cou de la jeune femme.
- Allez, regarde-toi, dit-il en l’attirant devant le miroir qui ornait la porte de la chambre.
Avec toute la mauvaise volonté dont elle était capable, elle contempla son reflet, cherchant à reconnaître l’inconnue qui la dévisageait.
Ses courts cheveux bruns habituellement ébouriffés étaient artistiquement coiffés en boucles légères dont l’une retombait presque négligemment au coin de l’un de ses yeux, lui donnant un air mutin. Ses grands yeux sombres ombrés de noir ressortaient sur sa peau pâle. Une touche de brillant sur ses lèvres, assorti à sa robe, lui donnait envie de tenter une moue boudeuse pour vérifier si elle était bien toujours elle.
La robe à fines bretelles, réalisée sur mesure par sa mère, mettait en valeur ses formes féminines et lui descendait à mi-cuisses. Les franges dont elle était ornée se balançaient harmonieusement à chacun de ses mouvements. Ses jambes gainées de bas noir et les escarpins qui les accompagnaient affinaient sa silhouette.
- Il ne me manque plus que le long porte-cigarette et une plume dans les cheveux, ironisa-t-elle pour dissiper le trouble qui l’avait saisie devant ce reflet qu’elle ne reconnaissait pas.
- Je ne vois pas ce que tu ferais d’un porte-cigarette, tu ne fumes pas, remarqua Florent. Mais je t’ai apporté ça pour les plumes, ajouta-t-il en lui tendant un boa noir qu’il déposa sur ses épaules.
- Où tu as trouvé ça ? s’exclama-t-elle, surprise.
Il sourit.
- Je l’ai emprunté à une amie de ma mère qui bosse dans un théâtre.
Un bruit de musique assourdi leur parvint soudain. Au sous-sol, les festivités avaient commencé.
- Prête ?
- Je suppose que je n’ai pas le choix, soupira-t-elle, mal à l’aise dans cette tenue qui lui ressemblait si peu - elle était plus familière des jeans et des larges pulls - mais bien décidée à profiter de sa soirée d’anniversaire.
Lui souriant pour l’encourager, Florent se coiffa du chapeau posé sur le lit et l’entraîna par la main vers l’escalier qui descendait au sous-sol, claironnant d’une voix forte « Place à miss Charleston, la reine de la soirée ! »

Le sous-sol résonnait de musique et de conversations animées quand Stéphane délaissa un moment les platines pour s’approcher d’elle. Il posa une main sur son bras pour attirer son attention.
- Le copain dont je t’ai parlé est arrivé. Tu viens le saluer ?
- J’arrive.
Avec un sourire, elle s’excusa auprès de son petit ami et suivit le jeune homme près de la porte du garage.
- J’aurais peut-être dû te prévenir, hésita ce dernier à voix basse. Il est un peu plus âgé que nous.
- Un peu ? Il a quoi, vingt-trois, vingt-quatre ans ? Ou il est plus près de la retraite ?
Stéphane rit.
- Non, quand même pas. Il approche de la trentaine. Et il est marié.
- Sa femme n’est pas venue avec lui ? s’étonna-t-elle.
- Non, c’est justement pour ça qu’il n’a pas trop le moral. Enfin, c’est un peu compliqué.
« Un homme à problèmes », songea-t-elle sans s’attarder sur la question. « J’espère qu’il ne va pas plomber l’ambiance de la soirée. »
Stéphane s’arrêta devant un homme qui leur tournait le dos, occupé à ôter son manteau.
- Salut, content que tu sois venu, fit-il en lui tendant la main. Voici l’amie qui organise la soirée.
- Bonsoir, répondit ce dernier, avant de se tourner vers elle. Merci pour l’invitation. Stéphane m’a dit que c’était ton anniversaire, je t’ai apporté un petit quelque chose, ajouta-t-il en lui tendant un paquet de petite taille. Au fait, je m’appelle Hugues.
Un frisson la parcourut. Sans doute la porte du garage était-elle restée entr’ouverte.
- Les amis de mes amis sont les bienvenus, l’accueillit-elle d’un sourire. Et merci pour le cadeau, il ne fallait pas te sentir obligé.
Levant la tête vers lui, elle croisa soudain le regard le plus bleu qu’elle ait jamais vu. Les mots qu’elle s’apprêtait à prononcer s’étranglèrent dans sa gorge.
- Je n’allais pas venir les mains vides, déjà que tu ne me connais pas, protesta-t-il avec chaleur.
Puis il lui sourit. Et le monde s’arrêta de tourner.
Une éternité de quelques secondes à peine.
- Donne, je vais le mettre avec les autres, proposa Stéphane, rompant la magie de l’instant.
- Hein ?
- Le paquet, je vais le mettre avec les autres.
- Oh… euh… oui, merci, balbutia-t-elle, incertaine quant à ce qui venait de se passer.
- Salut, résonna la voix de son petit ami tandis que son bras se posait sur ses épaules.
Il tendit la main au nouveau venu pour se présenter.
- Moi c’est Robert.
- Hugues.
Les deux hommes se serrèrent la main et la soirée reprit ses droits.

Les heures filèrent à nouveau.
Elle avait dansé, s’était amusée, avait soufflé les bougies du gâteau au chocolat et ouvert les cadeaux de ses amis. Une des plus belles soirées de sa jeune vie.
Saisissant le prétexte de débarrasser le buffet de la vaisselle sale, elle s’offrit quelques instants de pause dans l’effervescence ambiante. La musique lui parvenait atténuée tandis qu’elle jetait assiettes en carton et serviettes en papier dans un grand sac poubelle.
Après s’être lavé les mains à l’évier de la buanderie, elle s’appuya contre le mur et ferma les yeux, savourant ce moment de solitude.
- Je te dérange ? prononça une voix masculine.
Un frisson descendit lentement le long de sa colonne vertébrale. Elle savait qui venait de la rejoindre sans avoir besoin d’ouvrir les yeux. Elle les ouvrit néanmoins et croisa à nouveau le regard si bleu.
- Non, tu ne me déranges pas.
Il s’approcha pour n’être plus qu’à quelques pas d’elle.
- Je voulais te remercier pour l’invitation un peu forcée, sourit Hugues.
Son cœur manqua un battement. Elle l’ignora.
- Tu as passé une bonne soirée ? s’enquit-elle en se redressant.
- Oui, c’était… juste ce dont j’avais besoin.
Un éclair de souffrance traversa si rapidement son regard qu’elle se demanda si elle n’avait pas rêvé.
- Merci pour le coquillage, il est très beau, s’enthousiasma-t-elle sincèrement, faisant allusion au cadeau qu’il lui avait offert. Et ça change des bouquins et des cd.
- Je ne savais pas trop quoi apporter à quelqu’un que je ne connais pas… encore. Je l’ai ramené des Antilles.
Une douce chaleur la gagna tandis qu’elle s’efforçait d’ignorer le sous-entendu.
- Tu es allé aux Antilles ?
- J’y étais en vacances, je suis rentré depuis une semaine.
- Ah, c’est pour ça que tu es si bronzé en plein hiver !
- Oui, rit-il.
Son cœur fit un saut périlleux dans sa poitrine. Elle résista aux idées folles qui lui passaient soudain par la tête.
- Bon… et bien… commença-t-il, hésitant.
Les premières notes d’un slow des années soixante-dix se glissèrent jusqu’à eux depuis la piste de danse, emplissant le silence.
- Tu as dansé avec presque tout le monde ce soir, remarqua-t-il. Tu veux… ?
La chaleur qui l’habitait se répandit dans tout son corps.
- Ici ? réussit-elle à demander, la gorge nouée.
Il acquiesça silencieusement, lui tendant une main. Sans réfléchir, elle s’approcha de lui et posa la sienne sur son épaule. Sentit ses bras qui entouraient sa taille et l’attiraient contre lui.
Comme plus tôt dans la soirée, le temps sembla suspendre son vol.
Ils n’échangèrent pas un mot, il n’en était nul besoin.
Et lorsqu’ils se séparèrent quelques minutes plus tard, il déposa un baiser léger sur sa joue avant de s’éloigner sur un « Merci, au revoir… »

Cette fois, le temps accéléra sa course et la transporta dans un autre souvenir, une autre soirée d’anniversaire, trois mois plus tard.
Elle avait quitté l’entreprise dans laquelle elle était en stage plus tard que prévu et ça avait été la course pour rentrer chez elle. Sauter dans le train, regagner son minuscule studio, prendre une douche, se préparer et reprendre les transports en commun pour arriver à l’heure chez son ami Stéphane, qui profitait de l’absence de ses parents pour fêter ses vingt-et-un ans.
Elle s’était tellement dépêchée qu’elle était finalement la première arrivée parmi leurs amis communs.
Dans un coin du salon, des camarades de classe de Stéphane discutaient entre eux, ignorant sa présence. Désœuvrée et mal à l’aise, elle s’approcha de la bibliothèque et commença à déchiffrer les titres des ouvrages pour passer le temps, regrettant de n’avoir pu se joindre à ceux qui arriveraient ensemble un peu plus tard.
La sonnette de l’entrée retentit. Elle entendit Stéphane délaisser la préparation de cocktails pour aller ouvrir la porte et accueillir un autre de ses invités.
La voix masculine qui lui répondit la fit frissonner de la tête aux pieds malgré la chaleur.
D’un geste machinal, elle lissa la robe bleu marine à fleurs qu’elle portait ce soir, se félicitant intérieurement d’avoir revêtu une tenue féminine et non la tunique et le pantalon large qu’elle avait initialement prévus.
La porte du salon s’ouvrit et Hugues pénétra dans la pièce.
Elle ne l’avait pas revu depuis trois mois, s’était efforcée de ne pas penser à lui, à ce trouble qu’elle avait ressenti en sa présence. Et il était à nouveau en face d’elle. Elle l’observa discrètement.
D’une taille moyenne, il avait des cheveux châtain coupés courts, un visage amical dans lequel brillaient des yeux d’un bleu intense. Tout dans son allure dénotait le sportif qui aimait prendre soin de sa forme physique. Ce soir, il était vêtu d’un jean et d’une chemise blanche dont le col était entr’ouvert.
Depuis l’entrée du salon, Hugues parcourut la pièce des yeux et son regard s’illumina lorsqu’il aperçut la jeune femme solitaire près de la bibliothèque. Sans hésiter, il se dirigea vers elle.
- Bonsoir, lui glissa-t-il chaleureusement avant de l’embrasser amicalement.
Sa joue la picota là où ses lèvres s’étaient posées sur sa peau. Elle ignora le frisson qui la parcourut au son de sa voix chaude.
Elle le salua en retour, incapable de dissimuler l’étincelle de plaisir qui s’était allumée dans ses yeux.
- Tu es là depuis longtemps ? lui demanda-t-il.
- Une dizaine de minutes. J’avais hâte de voir un visage connu, avoua-t-elle.
- Ils ne sont pas venus te parler ? s’étonna-t-il, regardant les garçons qui continuaient de discuter entre eux en les ignorant.
- Non, je ne les connais pas.
- Tant mieux ! s’exclama-t-il, la surprenant. Comme ça, on pourra parler rien que tous les deux.
Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle se força à penser à Robert, son petit ami qui la rejoindrait un peu plus tard dans la soirée. À ce que Stéphane lui avait raconté sur les fameuses complications de la vie d’Hugues : marié depuis plusieurs années, une femme enceinte dont il s’était éloigné, une maîtresse à peine majeure. Le cliché dans toute sa splendeur.
Pourtant, quand elle le regardait, elle ne voyait qu’un homme qu’elle avait envie de connaître, un homme qui l’attirait dangereusement. Un homme que sa conscience lui criait de fuir.
Elle musela sa conscience et suivit son cœur. Juste pour quelques minutes. Pour une soirée.
Et de confidences innocentes en propos légers, ils avancèrent irrémédiablement sur le chemin de l’amitié, avec cette impression de se connaître depuis toujours.

Un nouveau bond en avant l’emporta en fin de soirée.
Dans le fond de la pièce, un peu à l’écart, un coin salon avait été aménagé. Assise sur l’accoudoir du fauteuil dans lequel Robert avait pris place, son bras à lui passé autour de sa taille à elle, elle écoutait les conversations sans y prendre part.
Le jeune homme était arrivé à la fête en boitant et elle avait été navrée d’apprendre qu’il s’était blessé au genou sur son lieu de travail. Il semblait moins souffrir depuis qu’il était confortablement installé, mais elle n’avait pu s’empêcher de lui demander pourquoi il s’était imposé une route fatigante dans son état, plutôt que de rester au calme chez lui avec une poche de glace sur l’articulation. « Pour être avec toi », lui avait-il répondu.
Désarmée par cette preuve d’amour, elle avait passé la plus grande partie de la soirée avec lui. Mais derrière l’affection qui avait motivé sa décision, se terrait la culpabilité de cette attirance qu’elle ne pouvait ignorer, qu’elle ne désirait ignorer. Qui sonnait peut-être le glas de sa relation avec le jeune homme.
Depuis sa position en retrait, elle avait observé l’évolution de la soirée, les invités qui se pressaient autour du buffet, ceux qui évoluaient sur la piste de danse improvisée, les couples qui s’isolaient pour flirter gentiment.
Malgré ses efforts pour ne pas regarder dans une certaine direction, elle n’avait pu s’empêcher d’apercevoir la jeune fille brune, sûre d’elle et au corps délié, qui n’avait pas quitté Hugues d’une semelle depuis son arrivée, s’affichant sans vergogne avec un homme que la plupart ici savaient marié.
Elle ne ressentait aucune jalousie - de quel droit en aurait-elle ressenti ? - mais une petite voix dans sa tête lui parlait de curiosité malsaine et elle avait détourné les yeux.
Des chansons lentes succédèrent aux rythmes endiablés, incitant les couples à se former sur la piste. Elle se pencha vers son petit ami.
- Tu crois que tu pourrais danser un slow ? Sans trop bouger.
- Je ne crois pas, grimaça-t-il. Pas si je veux pouvoir conduire pour rentrer chez moi. Mais vas-y, toi ! Tu as passé toute la soirée à côté de moi, tu peux bien t’amuser un peu.
- Il a raison, s’immisça Florent, la prenant par la main pour l’entraîner sur la piste de danse. Allez, viens !
Après un regard vers Robert qui l’encouragea d’un sourire à accepter, elle suivit son meilleur ami dans l’autre partie de la pièce et se laissa porter par la musique.
Mais lorsque les premières notes de « Stairway to Heaven » de Led Zeppelin retentirent, elle s’éloigna dans un coin sombre de la pièce. Elle n’avait pas écouté cette chanson depuis trois mois, depuis sa soirée d’anniversaire, et elle ne voulait en rien gâcher le souvenir qu’elle en conservait.
Il n’y avait qu’une seule personne avec qui elle désirait partager à nouveau les huit minutes et quelques de ce morceau… et tout en elle lui criait qu’il n’était pas pour elle.
Elle ferma les yeux.
Quand elle les rouvrit, il était devant elle et la chaleur de son regard la brûla. Sans rien dire, il prit sa main et la mena au milieu des autres couples qui dansaient.
La tête posée sur son épaule, ses mains autour de sa taille, son souffle dans ses cheveux, l’odeur virile de sa peau, leurs deux cœurs qui battaient à l’unisson, un peu trop vite… Ces mots chuchotés à son oreille… « Il n’y a personne d’autre avec qui j’aurais voulu passer ce moment… »

~~~~~

La scène sembla se diluer dans un tourbillon de couleurs et d’émotions, le passé laissant place au présent.
La salle d’attente est toujours aussi déserte et la musique de la fanfare s’est éloignée.
Une larme roule sur la joue. Elle n’a rien oublié, ni l’émotion de ces moments, ni tout ce qui a suivi. La souffrance est tenace.

 

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8 mai 2014

Chapitre 2

Ils sont trois.
Un grand brun, cheveux ondulés attachés sur la nuque et visage avenant. T-shirt bleu passé avec des inscriptions plus sombres sur le devant, un jean gris râpé par endroits.
Presque aussi grand mais moins svelte, un autre brun. Cheveux coupés courts, des lunettes à fine monture. T-shirt blanc sans manche sur un bermuda noir, un gobelet en plastique à la main.
Le dernier est de taille moyenne. Châtain, soigneusement mal rasé, souriant. T-shirt rouge avec un petit cheval cabré noir et pantacourt de toile écrue.
Ils bavardent dans la bonne humeur, négligemment appuyés contre la table improvisée et les cartons. La matinée et le début d’après-midi ont été calmes, pas une visite depuis le déjeuner.
Alors qu’ils discutent de l’éventualité d’aller se réapprovisionner en sodas frais, un homme d’un certain âge s’approche d’eux, regarde distraitement les photos de voitures de course qui décorent le stand, avant de s’éloigner vers leur voisin dont la table s’orne d’un ballon de cuir ovale.
- Encore un amateur de rugby, grommelle Florian.
- Il n’y a pas foule chez les fans de Formule 1, approuve Yann. J’espérais un peu mieux que les trois curieux de ce matin qui voulaient juste un t-shirt Ferrari.
- La journée n’est pas finie.
- Mouais… Si ça se trouve, ils sont tous à la plage, à profiter du beau temps au lieu de s’enfermer dans cette salle bruyante et étouffante !
- La clim’ ne devrait pas être réparée, maintenant ? Ils ont dit quoi à la maintenance ?
- C’est Guillaume qui leur a parlé, fait Yann, attendant une réponse de son ami.
Mais le jeune homme semble perdu dans de profondes pensées, les yeux rivés sur les rares personnes qui passent dans l’allée.
- Hey, Guillaume ! l’interpelle Yann, haussant la voix.
- Hmm ? marmonne ce dernier sans se retourner.
- Tu fais quoi, là ?
Remontant ses lunettes qui ne cessent de glisser, Guillaume ignore la question de ses amis.
- Cette fille, remarque-t-il d’un air concentré. C’est au moins la dixième fois qu’elle passe devant le stand depuis le début de l’après-midi.
- Quelle fille ?
- La brune là-bas, sur la gauche.
Les deux garçons regardent dans la direction qu’il leur indique, mais la silhouette féminine a déjà disparu à un angle de l’allée. Florian hausse négligemment les épaules.
- C’est sans doute une exposante, comme nous.
- Je ne crois pas, non. Elle n’a pas de badge. À chaque passage, elle ralentit quand elle arrive à notre stand et elle jette un coup d’œil en coin comme si elle hésitait à nous approcher.
- Elle est mignonne, au moins ? le taquine Yann avec un sourire.
- Je n’ai pas fait attention, son comportement m’intrigue.
Amusés, Yann et Florian échangent un regard et commencent à échafauder des hypothèses toutes plus farfelues les unes que les autres expliquant le comportement étrange de cette fille. Un rendez-vous manqué, un attrait pour les stands désertés, la quête désespérée d’une kleptomane, une amnésie partielle, allez savoir !
Guillaume ne peut s’empêcher de rire.
Puis, une dizaine de minutes plus tard…
- Regardez, la revoilà !
- Où ça ?
- À côté du stand des héros de la glisse, la fille avec la jupe grise et le débardeur rose.
- La petite brune ? Celle qui fait des efforts pour ne pas regarder dans notre direction ?
- Oui, soupire Guillaume. Vous êtes encore moins discrets qu’elle !
S’accoudant à la table, Florian se penche comme pour attraper un papier.
- Elle est plutôt jolie.
- Elle s’approche. Regardez ailleurs, vite ! souffle Yann.
Faisant mine de fouiller dans un carton, il la regarde passer discrètement tandis que ses amis font de même, le premier lançant négligemment son gobelet en plastique dans la poubelle et le second regroupant les quelques papiers éparpillés sur la table.
Elle a l’air d’une fille normale avec sa tresse brune qui se balance dans son dos à chacun de ses pas. Mais Guillaume a raison, elle fait visiblement des efforts pour ne pas regarder trop ostensiblement dans leur direction. Pourquoi ne vient-elle pas leur parler s’ils sont la raison de sa présence ici ?
Sous leurs regards plus ou moins discrets, la jeune femme avance lentement, s’arrête presque devant le stand avant de s’éloigner précipitamment et disparaître une fois de plus à l’angle de l’allée.
- Curieux, commente Yann avec un laconisme qui lui ressemble peu.
- Attendez-moi ici, j’ai une idée ! s’écrie soudain Florian, se redressant avec un sourire en coin.
Et sans attendre, il quitte le stand dans la direction opposée.

Agacée par son comportement puéril, Nora avance d’un bon pas dans l’allée parallèle à leur stand. Elle ne va tout de même pas passer l’après-midi à arpenter le salon en les observant de loin ! À quoi bon avoir fait le déplacement, dans ce cas ?
Machinalement, ses pas la ramènent à quelques mètres d’eux. Une fois de plus, elle ralentit et s’arrête dans l’angle formé par deux stands, en partie dissimulée par une planche de surf appuyée contre une table.
Ils ne sont plus que deux, le grand brun a disparu. Fronçant les sourcils, elle se mordille inconsciemment la lèvre. Ils vont finir par se rendre compte de son manège.
Pourquoi n’ose-t-elle pas ? À l’idée de les aborder, sa gorge s’assèche et ses mains deviennent moites. Il y a trop de monde autour d’elle, la majeure partie de son énergie se concentre pour maîtriser la panique familière. Elle retient un soupir de contrariété.
Intérieurement, elle égrène un chapelet d’invectives peu aimables. Hors de question qu’elle reparte sans leur avoir parler ! Cette fois, elle va y aller.
Elle tente de calmer sa respiration quand une voix grave chuchote soudain à son oreille, la faisant sursauter.
- Vous savez, on ne mord pas.
Un cri assourdi lui échappe. Cette voix, elle la connaît.
Elle se retourne lentement et, sans surprise, se retrouve face au grand brun. Dans une main, il tient un sac en papier et il la regarde avec un sourire en coin.
- Salut, moi c’est Flo, ajoute-t-il en tendant sa main vide.
Sans réfléchir, elle lui serre la main.
- Euh… oui… je sais… balbutie-t-elle.
Son cerveau semble comme anesthésié.
- Donc, c’est bien nous que tu observes depuis tout à l’heure ? remarque-t-il en passant spontanément au tutoiement.
Gênée, Nora ne peut rien contre la rougeur qui envahit ses joues. Contrairement à ce qu’elle espérait, son comportement n’est pas passé inaperçu. Elle ne sait pas quoi dire, se contente d’acquiescer d’un signe de tête.
- Fan de F1 et du podcast ? questionne à nouveau Flo.
- Oui pour les deux, souffle-t-elle.
- Faut pas hésiter à venir nous voir, alors ! On n’attend que ça, rencontrer nos auditeurs.
Nora sourit. Comme s’il y avait une autre raison à sa présence au salon !
- Tu as peut-être envie de te promener un peu dans les allées, de voir ce que les autres podcasts proposent ? suggère malicieusement Flo
Le sourire de Nora s’élargit, elle retrouve sa voix.
- Non, il n’y en a qu’un qui m’intéresse.
- C’est ce qu’on a cru remarquer, fait Flo avec humour. Tu m’accompagnes ?
Et, devant l’hésitation de la jeune femme, il ajoute :
- Promis on ne mord pas… pas trop.
Le rire de Nora résonne comme des clochettes. La glace est brisée.

- Regardez sur qui je suis tombé, annonce Flo en arrivant au stand.
Les deux garçons tournent la tête dans un même mouvement, découvrant la jeune femme qui accompagne leur ami. Les yeux du châtain s’écarquillent, le visage du brun se fend d’un grand sourire chaleureux.
- Je vous présente une fan du podcast… Au fait, tu ne m’as pas dit ton nom, ajoute le jeune homme en se tournant vers elle.
- Nora, fait-elle en ignorant la boule de stress dans son ventre. Salut !
- Salut Nora, moi c’est Guillaume, se présente le brun en remontant ses lunettes d’un geste machinal. On se demandait combien de fois tu allais passer devant le stand avant de t’y arrêter.
Un rire nerveux s’étrangle dans la gorge de Nora tandis que ses jouent rosissent doucement.
- Et lui c’est Yann, poursuit Flo en désignant le châtain qui s’avance lentement.
- Nora… réfléchit ce dernier. La même Nora qui poste parfois sur le site et ne dit jamais un mot sur le tchat pendant les enregistrements ?
- C’est moi, répond-elle simplement, ignorant la chaleur qui s’accentue sur ses joues.
Yann lui tend la main. Elle la serre, étonnée du plaisir qu’elle ressent à l’idée qu’il fasse si vite le lien entre elle et son pseudo. Ses joues sont du même rouge que le t-shirt du jeune homme lorsqu’elle réalise qu’il prolonge le contact un peu plus que nécessaire.
- Vous voulez boire quelque chose de frais ? propose Flo, qui passe de l’autre côté de la table et sort des canettes de sodas du sac en papier qu’il a toujours à la main.
- Ça ne pouvait pas mieux tomber ! s’exclame Guillaume. Je suis en train de fondre avec cette chaleur. Tu préfères un Coca ou un jus de fruit, Nora ?
- Oh… euh… je ne veux pas déranger.
Guillaume éclate de rire.
- Déranger quoi ? demande-t-il avec humour en désignant le stand désert.
- Allez viens, approuve Flo. Tu ne vas pas rester debout dans l’allée alors qu’on meurt tous d’envie de te cuisiner sur les raisons qui font qu’une fille aime la F1 !
- Je ne suis pas la seule, proteste-elle en contournant à son tour la table.
- Non, mais vous êtes des créatures à part, pour nous autre ! Entre des extraterrestres venues d’une autre planète et la petite amie idéale, remarque Guillaume avec humour.
Nora rit à cette comparaison.
- Je t’en prie, assieds-toi, fait Yann en lui avançant un tabouret haut.
« Ils sont gentils, tous les trois », songe la jeune femme, acceptant un jus d’orange avant de s’asseoir. « J’étais bête de m’en faire une montagne. »
- Alors, depuis combien de temps tu connais le podcast ? interroge Guillaume, le premier à laisser libre cours à sa curiosité.
- Depuis quelques années, vous n’étiez encore que tous les deux à l’époque, explique Nora en jetant un coup d’œil vers Yann, à nouveau adossé dans le fond du stand. Je n’étais pas d’accord avec l’interprétation d’un incident de course entre deux pilotes et je cherchais des articles qui en parlaient sur internet. Je suis tombée sur le site de l’émission, je ne connaissais même pas le principe du podcast à l’époque. J’ai écouté et… et voilà.
- Et tu as été séduite par notre brillant esprit d’analyse !
Un rire de la jeune femme.
- Par votre humour, plutôt ! Les journalistes de F1 sont tous tellement sérieux. Vous, vous ne vous prenez pas au sérieux et pourtant, vous débattez réellement des péripéties de la course.
- Tu n’as pas été rebutée par les monologues de Yann ? demande à son tour Flo, taquin.
- Non, j’aime bien. Je n’ai jamais l’occasion de discuter des grands prix ou de l’actu de la F1, c’est vraiment sympa de vous écouter. Je me sens moins seule dans mon coin.
- C’est souvent un truc qui revient parmi les auditeurs, remarque Yann. C’est d’ailleurs ce qui nous a donné l’envie de lancer le podcast, parler de notre passion et trouver des personnes avec qui la partager. Mais toi, comment tu en es venue à aimer la F1 ?
- Mon grand-père était fan, c’est lui qui m’a initiée.
Elle pourrait donner des détails mais ne s’attarde pas. Le sujet est personnel.
- Qu’est-ce qui te plaît dans les courses ? insiste Guillaume, curieux. C’est quoi le point de vue d’une femme sur la F1 ?
Cherchant ses mots, Nora hausse négligemment les épaules.
- J’aime la même chose que vous… L’excitation et la maîtrise face au danger, à la vitesse… le mélange étonnant d’un sport d’équipe et de l’égo des pilotes… la complexité technique aussi… C’est difficile à résumer en quelques mots. Je ne crois pas que je vois les choses différemment parce que je suis une femme… à part que je suis sans doute plus sensible au charme des pilotes que vous !
Le rire des garçons salue sa remarque.
- C’est vrai que physiquement, je préfère les copines des pilotes, approuve Guillaume en riant.
- Et tu as un favori ? Pilote ou équipe, précise Flo.
- J’en ai eu, mais ça varie souvent en fonction des saisons, des courses.
- Tu es là à chaque enregistrement en direct, remarque à nouveau Yann, pourtant tu ne participes jamais. Pourquoi ?
Un peu gênée par cette question directe, Nora se tortille sur le tabouret, changeant de position.
- Je n’aime pas beaucoup les discussions de groupe, ça part souvent dans tous les sens sur le tchat, avec plusieurs sujets en parallèle. C’est difficile de s’y retrouver. Je préfère vous écouter et juste garder un œil sur les commentaires.
- C’est vrai que des fois c’est chaud pour suivre.
- Je ne sais pas comment vous faites pour ne pas perdre le fil de l’émission, avec d’un côté le débat sur la course ou l’actu et de l’autre les questions sur le tchat.
- Si tu savais, des fois on discute entre nous sur Skype en même temps, révèle Flo avec un sourire amusé.
- Surtout quand Yann commence à chanter les louanges de Ferrari, en général il y en a pour un moment !
Éclat de rire général.
- Et sinon, qu’est-ce que tu as pensé de la dernière course ? demande encore Guillaume. Et de la première moitié du championnat ?
Vaste sujet !
Remontant les jambes, Nora pose les pieds sur la barre du tabouret et, le menton appuyé dans les mains et les coudes sur les genoux, revisite le début de saison en compagnie des garçons. Nervosité, timidité, tout est oublié.

 

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6 mai 2014

Nora

Allongée sur le canapé, la joue dans le creux de ses bras repliés, Nora attend. Une mèche brune glisse sur son visage, vient lui chatouiller les lèvres. Machinalement, elle souffle dessus pour la repousser.
Ses yeux ne quittent pas l’écran de l’ordinateur posé sur la table basse. Comme d’habitude, ils ont du retard. Un énième problème technique. À moins que l’un d’entre eux ne soit simplement en retard. C’est si fréquent.
Sur le tchat, les habitués impatients se taquinent, anticipant le débat. Nora sourit lorsque le message de l’un des animateurs s’affiche. Bonsoir tout le monde ! Désolé pour le retard, souci de connexion. On va bientôt commencer.
Fermant les yeux, Nora s’étire langoureusement sur le canapé. Cette soirée est son petit plaisir personnel. Curieux comme elle se sent toujours fébrile dans les dernières minutes d’attente.
Le générique de l’émission retentit soudain, brisant le silence. Des accords de guitare auxquels se mêle le grondement des moteurs.
Comme mue par un ressort, Nora se redresse, un frisson d’excitation parcourant son corps. Elle tend la main et pose l’ordinateur sur ses genoux, se rapprochant de l’écran. Se rapprochant d’eux à travers l’écran.
Les dernières notes de musique vibrent dans les haut-parleurs et la voix de l’un des animateurs prend le relais.
« Bonsoir à tous et bienvenue pour cette nouvelle émission qui va revenir sur le grand prix d’Allemagne qui a eu lieu ce week-end sur le circuit du Nürburgring. Pour m’accompagner ce soir, mon complice depuis plusieurs années, qui a promis de ne pas chanter l’hymne allemand en l’honneur de la victoire de… »
Un éclat de rire se mêle à la voix de l’animateur. Un sourire ravi étire les lèvres de Nora. « Génial, il est là », songe-t-elle.
Ils sont sept dans l’équipe. Six garçons et une fille, tous entre vingt-cinq et trente-cinq ans. Des passionnés qui se relaient une fois par semaine pour décortiquer avec humour les courses et l’actualité du monde de la Formule 1.
C’est par hasard que Nora a découvert l’émission, au gré de ses recherches sur internet. Tout de suite séduite par le ton décalé qui n’empêche nullement le sérieux des informations, elle est rapidement devenue une auditrice régulière du podcast.
Depuis ses débuts, le concept a un peu évolué. L’équipe de départ - Yann et Guillaume, deux amis de longue date – s’est enrichie de nouveaux venus dispersés aux quatre coins de la France et jusqu’en Belgique. Des auditeurs ont été invités à participer à certaines émissions et, depuis le début de l’année, l’enregistrement se fait en direct avec un tchat interactif qui permet aux internautes de participer aux débats parfois passionnés.
Réservée de nature et peu à l’aise lors des discussions de groupe, aussi bien par écrit via internet qu’à l’oral, Nora se contente généralement d’un petit message pour saluer les autres auditeurs à son arrivée sur le tchat. Par contre, de temps à autre, elle n’hésite pas à faire part de ses commentaires à la suite des articles publiés sur le site de l’émission – en tête-à-tête avec son écran, c’est plus facile pour elle.
Au fil des mois et des émissions, elle a appris à connaître chacun des intervenants. Leurs voix d’abord, puis leurs caractères. Le sérieux de Guillaume, surtout dans ses hors-sujets Le rire communicatif et la mauvaise foi irrésistible de Yann. Les calembours et l’ironie de Florian. Les connaissances techniques de Marco et son talent insolite pour la chanson. L’imagination fertile et l’enthousiasme d’Hugo. Les analyses pertinentes de Benjamin saupoudrées d’une pointe d’accent belge. La vision rafraîchissante mais si juste de Jessica.
Des amateurs dans les deux sens du terme, aussi bien par leur statut bénévole que par leur goût, leur attirance pour ce sport. Et à les écouter rire, plaisanter, débattre, se passionner, Nora se sent proche d’eux. Un peu comme des amis qu’elle retrouverait avec plaisir une fois par semaine pour partager leur bonne humeur. Elle a bien conscience que cette familiarité est à sens unique, sa discrétion jouant contre elle, mais lorsque le générique retentit dans le silence de son salon, elle se sent moins seule.

Comme à chaque fois, les deux à trois heures d’enregistrement passent en un clin d’œil, entrecoupées de fous rire. Guillaume en est au moment du rappel de l’adresse internet de leurs partenaires et Nora se réjouit déjà de l’after qui va suivre – lorsque chacun se lâche vraiment.
« - On arrive à la fin de cette émission. Je vous rappelle que vous pouvez nous retrouver sur iTunes, sur Facebook et sur Twitter, avec les liens vers nos comptes personnels directement sur la page d’accueil du site. J’ai tout dit ?
- Non, tu oublies un truc, lui répond Yann.
- Ah oui, tu avais une annonce à faire.
- Ouaip ! fait-il avec bonne humeur. Du huit au onze août prochain, un salon du podcast amateur va se tenir au Futuroscope, près de Poitiers pour ceux qui connaissent. On y sera les quatre jours et…
- Euh, pas tous, hein, l’interrompt Benjamin. Ça fait un peu loin pour moi. Ou alors tu me paies le voyage, Yann !
- Ben tiens, comme si j’en avais les moyens ! Donc on y sera presque tous, et on espère bien que vous viendrez nous voir.
- Et n’hésitez pas à nous apporter du café, des trucs à manger ou des petits cadeaux, intervient à son tour Marco. On n’est pas difficiles.
- Parle pour toi ! »
Marco éclate de rire tandis que Guillaume reprend le fil de la fin de l’émission.
Sur le canapé, Nora se fige, son cerveau réfléchissant à toute vitesse. Poitiers n’est qu’à une cinquantaine de kilomètres de chez elle. Peut-être pourrait-elle…
Non, jamais elle n’osera !
Pourtant, l’idée de mettre un visage sur ces voix qu’elle connait si bien la tente étrangement. Les rencontrer en vrai, discuter avec eux peut-être. Elle frémit d’anticipation. Se rendre au salon ne lui poserait pas de problème, elle a l’habitude de parcourir du chemin au volant de sa petite Fiat. Mais les aborder… c’est une autre histoire.
Elle a un mois pour se décider, se motiver ou freiner son imagination galopante, au choix.
Le générique de l’émission retentit à nouveau. Zut, elle a raté la fin de l’enregistrement du podcast.
Repoussant les idées folles qui tourbillonnent dans sa tête, elle se réinstalle confortablement sur le canapé, posant l’ordinateur à côté d’elle pour écouter l’after. Un miaulement la tire de sa rêverie, la ramenant à la réalité. Elle sourit comme Shadow, son chat noir aux yeux si verts, son chat de sorcière comme elle aime l’appeler, grimpe sur ses genoux pour s’y blottir en ronronnant.
La soirée ne fait que commencer.

 

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6 mai 2014

Nora « Une rencontre peut-elle changer une vie ?

Nora


« Une rencontre peut-elle changer une vie ? Une décision prise sur un coup de tête modifier le cours des événements ? Est-il possible de déceler l’infime instant où tout a basculé ? Ce moment fragile où l’on passe de ce qui était à ce qui pourrait être... »
Nora n'ose pas. Nora n'ose plus. Et pourtant...

 


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Chapitre 1
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Nora

 

 

13 mars 2014

Abécédaire migraineux

Sujet imposé : écrire un texte de 26 lignes dont chacune commence par une lettre de l’alphabet dans l’ordre
Sur une idée de Léa


Autour de moi, le monde se dissout lentement dans un
 Bruyant silence qui m’oppresse.
  Comme à chaque fois, je la sens rôder à la lisière de ma conscience,
   Désireuse d’enfoncer ses griffes dans ma chair.
    Elle s’approche, sûre de sa victoire.
     Faible je suis face à elle…
      Gémissante, je sombre, m’effondre, m’isole de ce
       Halo lumineux qui me transperce et précipite ma chute.
        Il est déjà trop tard.
         Je ne suis plus que battements de cœur dans mes tempes,
          Karaoké discordant que mes lèvres sèches murmurent sans fin.
           Lovée sur le canapé, la tête sous un coussin, le
            Monstre me terrasse.
            Noyée dans cette douleur qui vrille mon cerveau
           Où le moindre rayon lumineux peut m’anéantir.
          Pilule ou cachet, huile essentielle ou homéopathie,
         Que m’importe dans mon agonie ?
        Rien ne peut me soulager.
       Silence total et obscurité sont mes derniers espoirs.
      Tout ce qui m’entoure devient une agression,
     Un ronronnement assourdissant, un craquement lointain font
    Voler en éclats ce qui me rattache encore au réel, tel un
   Wagon fou lancé à pleine vitesse vers le chaos.
  X est l’inconnue de mon équation personnelle, molécule qui erre dans mes veines.
 Y a-t-il encore une chance pour que la crise ne fasse que passer dans cette
Zone sinistrée qu’est mon crâne ?

 

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