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Chez Sylvania
drame
31 juillet 2015

6. Nikki Lacroix

Plusieurs jours passèrent. Les jeunes gens se creusaient la tête pour trouver le moyen idéal pour permettre à Irina de rencontrer enfin son actrice de mère.
Un instant séduite par l’idée de Fabien de profiter d’une séance publique d’autographes, à l’occasion de la sortie de son prochain film, la jeune femme renonça pourtant à ce projet. Difficile d’aborder un sujet aussi intime au milieu d’une foule de fans hystériques et de journalistes à l’affût du moindre ragot.
Finalement, après réflexion, elle décida de se rendre simplement à l’adresse que sa mère avait donnée à sa grand-mère, Fabien l’ayant assurée qu’il s’agissait là de la résidence principale de la famille Lacroix. Quant à l’obstacle majeur de l’absence de rendez-vous et du barrage du garde du corps ou des domestiques, Irina avait en sa possession un document qui, elle l’espérait, lui ouvrirait en grand les portes de la maison, pour peu qu’elle arrive à le faire parvenir à l’actrice.

Le matin du jour où elle avait décidé de forcer le destin, Irina s’attarda devant sa commode, choisissant avec soin sa tenue. Fabien lui avait recommandé de troquer ses jeans et baskets contre une tenue plus féminine et plus adulte, aussi sortit-elle d’un tiroir le seul et unique tailleur qu’elle possédait. Agrémenté d’un chemisier clair, d’un collier et de boucles d’oreilles assortis et d’une paire d’escarpins classiques, ça ferait l’affaire.
Une ombre de mascara sur ses cils, du rouge sur ses lèvres et un nuage de son parfum préféré vinrent compléter ce « déguisement », achevant de transformer l’étudiante en musique un brin bohème en une parfaite secrétaire en mission pour un notaire de province.
Le taxi qu’elle avait pris la précaution de réserver l’attendait en bas de l’immeuble quand elle descendit et elle s’installa sur la banquette arrière, son sac posé à côté d’elle. Le ventre noué elle s’efforça d’apprécier ce trajet qui lui faisait découvrir toute une partie de Paris qu’elle ne connaissait encore que de nom. Les Tuileries. La place de la Concorde, les Champs-Élysées. La place de l’Etoile et les beaux immeubles du seizième arrondissement.
Une fois sortie de la capitale, le paysage perdit peu à peu de son intérêt devant sa nervosité. Machinalement, elle se répétait le petit discours qu’elle avait préparé à l’intention de la personne qui répondrait à son coup de sonnette.
Trop rapidement à son goût, le taxi s’arrêta devant une incroyable maison moderne, dans une rue calme d’une petite ville de banlieue huppée.
Descendant de voiture, Irina lissa d’un geste inconscient le tissu de sa jupe avant de s’engager sur la large allée qui conduisait au portail métallique près duquel trônait un interphone. Avançant à pas mesurés – elle était loin d’avoir l’habitude de porter des chaussures à talons hauts – la jeune femme eut tout le loisir de s’étonner qu’une telle construction puisse cohabiter avec les maisons classiques qui l’entouraient.
Les murs de la villa étaient d’un blanc éclatant, de même que le mur d’enceinte et la grille ouvragée vers laquelle elle se dirigeait. Mais le plus étonnant était l’absence de toiture inclinée en tuiles ou ardoises. Malgré sa méconnaissance des règles architecturales, Irina ne pouvait ignorer que cette résidence, par son originalité et sa taille, témoignait de l’incroyable richesse de ses occupants.
Arrivée devant le portail, c’est d’un doigt tremblant mais décidé que la jeune femme sonna à l’interphone.
- Résidence Lacroix, répondit une voix anonyme aux intonations métalliques.
- Bonjour, je… je… fit Irina, oubliant instantanément les quelques phrases qu’elle avait pourtant préparées avec tant de soin. J’aimerais avoir un… un entretien avec Nikki Lacroix. S’il vous plaît.
- Madame Lacroix ne reçoit que sur rendez-vous, répondit froidement la voix. Vous êtes priée de passer par son agent artistique.
- Non je… je ne suis pas une de ses fans ! s’écria précipitamment la jeune femme, de peur que son interlocuteur ne mette fin à la discussion sans attendre. Je suis envoyée par maître Brisson, notaire à Alès. J’ai des documents personnels à lui remettre.
- Pourquoi n’avez-vous pas pris rendez-vous, dans ce cas ? insista la personne à l’interphone, avec toutefois un peu moins de froideur dans la voix.
- Je suis navrée, j’ignorais que la personne que je devais rencontrer était aussi inaccessible. S’il vous plaît, laissez-moi vous remettre l’un des documents que j’ai en ma possession. Vous le montrerez à madame Lacroix et elle décidera si elle accepte ou non de me recevoir.
- Très bien, veuillez patienter quelques instants.
L’interphone grésilla encore quelques secondes, puis le silence retomba sur la rue calme. Résistant à l’envie d’essuyer la sueur qui coulait dans son dos à l’idée d’avoir failli rater cette chance, Irina sortit de son sac une copie de l’acte de décès de sa grand-mère rangée dans une grande enveloppe.
Des bruits de pas sur l’allée se firent alors entendre et le portail s’entrouvrit, le temps de laisser passer un homme de grande taille en costume sombre. Sans rien ajouter, Irina lui tendit l’enveloppe cachetée en le remerciant d’un sourire.
- Attendez ici, fit l’homme, avant de retourner sur ses pas, le portail se refermant aussitôt derrière lui.
À nouveau seule devant l’entrée de la villa, Irina poussa un profond soupir et commença à patienter pendant ce qui lui parut une éternité, trompant son attente en marchant de long en large devant le portail métallique.
Une dizaine de minutes plus tard, le majordome était de retour et invitait la jeune femme à le suivre.
- Madame Lacroix accepte de vous recevoir, lui dit-il tout en remontant l’allée pavée qui conduisait à la porte d’entrée de la maison.
Impressionnée à la fois par le professionnalisme glacé de son guide et le luxe qui se dégageait de l’immense piscine qu’elle apercevait derrière un muret de la même blancheur éclatante que le reste de la villa, Irina se contenta de hocher la tête en signe d’assentiment.

Une fois passée la large porte vitrée qui donnait sur le perron, la jeune femme fut subjuguée par le décor qui s’offrait à elle dans ce qui n’était pourtant que l’entrée de cette incroyable résidence. La pièce était plus grande que son propre studio et au centre ruisselait une fontaine intérieure. Dans le fond, mise en valeur par un éclairage subtil, une œuvre d’art torturée en bois précieux se détachait sur une tapisserie d’un doux bleu pastel.
Impressionnée par ce luxe tapageur, Irina sentit son estomac se nouer tandis qu’elle montait l’immense escalier qui menait à l’étage, toujours à la suite de l’imposant majordome.
Curieusement, les marches débouchaient directement dans une pièce aux proportions étonnantes.
Encore plus haute qu’elle n’était large, de forme octogonale, elle était éclairée par d’immenses baies vitrées qui laissaient apercevoir les gratte-ciels parisiens, au loin. Sur les murs, une tapisserie aux noirs motifs baroques était égayée par des chandeliers anciens. Des meubles d’un style classique côtoyaient un splendide piano laqué noir.
Près d’une porte-fenêtre donnant sur une terrasse, leur tournant le dos, se tenait une mince silhouette blonde vêtue d’un léger chemisier bleu au drapé artistique sur les épaules et d’une jupe droite grise qui lui arrivait au-dessus du genou. Ses jambes étaient gainées de soie et les sandales à fines lanières qu’elle arborait la grandissaient d’une dizaine de centimètres au moins.
- Votre visiteuse madame, fit le majordome d’un ton compassé.
Leur faisant alors face, la célèbre actrice Nikki Lacroix s’approcha d’eux d’une démarche aérienne. Le rapide coup d’œil qu’elle lui jeta donna à Irina l’impression d’être cataloguée d’un seul regard, une banale jeune femme porteuse d’une nouvelle qu’elle n’attendait pas.
- Je vous en prie, prenez un siège, fit-elle d’une voix musicale, tout en se laissant gracieusement tomber sur l’un des sofas tendus d’un soyeux tissu rouge.
Le cœur battant, Irina s’installa sur le canapé le plus proche et sourit timidement à la femme qui lui faisait face.
- Désirez-vous que je monte une collation ? s’enquit le majordome.
- Ce ne sera pas nécessaire Edmond, vous pouvez disposer.
Tandis que l’employé disparaissait dans l’escalier, un sourire étira lentement les lèvres de l’actrice. Un sourire qui était l’exacte réplique de celui qu’Irina pouvait voir chaque matin dans son miroir. Soudain persuadée que cette ressemblance allait forcément sauter aux yeux de sa mère, ses mains se crispèrent sur sa jupe dans l’attente du verdict qui allait tomber.
- C’est le notaire d’Hélène Pelletier qui vous a chargée de m’informer de son décès ? demanda pourtant l’actrice, loin de se douter des tourments intérieurs de la jeune femme. Vous en a-t-il donné la raison ?
Incapable de parler sans empêcher sa voix de trembler, Irina secoua négativement la tête.
- C’était une lointaine parente à moi, expliqua Nikki Lacroix d’un ton mondain, je suis sans doute son unique héritière.
- Je crois… je crois qu’elle avait une petite-fille qui vivait avec elle, risqua timidement la jeune femme, se maudissant intérieurement de perdre ainsi tous ses moyens.
- Ah bon ? fit l’actrice avec indifférence. Vous avez d’autres papiers à me remettre peut-être ?
- Non, je… je devais seulement vous informer du décès de cette personne et répondre à vos éventuelles questions.
- Très bien, vous avez admirablement rempli votre tâche, déclara Nikki Lacroix, se préparant déjà à congédier la jeune femme.
Prenant enfin son courage à deux mains, Irina se redressa sur le canapé et dirigea son regard droit dans les yeux de l’actrice. L’indifférence que cette dernière manifestait à l’annonce de la mort de sa propre mère la blessait.
- Vous ne me demandez aucune précision ? Sur les causes du décès ou les… les dispositions qui ont été prises pour son enterrement ? Ni même si elle avait rédigé un testament ?
- Est-ce vraiment nécessaire ?
- Et bien non, mais… ce sont des choses qui se font.
- Vous savez, je n’avais pas revu cette personne depuis plus de quinze ans et elle était assez âgée, remarqua Nikki Lacroix en haussant négligemment les épaules. Vous ne pensiez tout de même pas que j’allais vous jouer la grande scène des larmes ?
Choquée par cette remarque, Irina se leva pour mettre fin à cette rencontre qui était loin de se dérouler comme elle l’avait secrètement espéré – sa mère attristée demandant si la pauvre femme n’avait pas souffert, prête à se rendre en province séance tenante pour se recueillir sur sa tombe et tombant dans les bras de sa fille en apprenant son identité.
- Je suis navrée de vous avoir importunée, fit-elle d’une faible voix.
- Mais je vous en prie, la rassura l’actrice en se levant à son tour. Vous n’avez fait que votre travail mademoiselle… mademoiselle ?
Cette interrogation sortit enfin Irina de ses tergiversations.
- Irina Pelletier, déclara-t-elle avec simplicité.

Un silence.
- Irina… Pelletier… répéta l’actrice d’une voix blanche, se laissant retomber sur le sofa derrière elle. Oh mon dieu !… Mais alors vous êtes… tu es ma… ma fille ?
Que répondre devant l’évidence ? Irina se contenta d’acquiescer d’un simple geste de la tête, rassurée par cette réaction plus normale.
- Tu… ce n’est pas le notaire qui t’envoie ? réalisa soudain Nikki.
- Non, c’était juste un prétexte pour vous… pour te rencontrer.
- Mais comment… comment as-tu appris ? Ta grand-mère m’avait pourtant promis de ne jamais rien te dire.
- Parce qu’elle était au courant que tu étais Nikki Greene ? fit Irina, se sentant trahie à cette idée.
À son tour, l’actrice se contenta de hocher la tête.
- Si elle ne t’a rien dit, comment es-tu au courant ? insista Nikki, comme si cette question avait une réelle importance à ses yeux.
- J’ai découvert une de tes lettres dans ses affaires après sa mort. Tu lui donnais ton nom et ton adresse. Un de mes amis a fait quelques recherches, et me voilà.
- Un ami… Pas un journaliste ?
- Non, il est… il est juste très à l’aise sur Internet, éluda-t-elle, pressentant que le métier de Fabien n’entrait pas dans la catégorie des métiers acceptables pour l’actrice.
- Il n’a pas l’intention de vendre cette information aux journaux à scandales, j’espère ? fit pourtant cette dernière avec insistance.
- Non ! Bien sûr que non ! s’offusqua la jeune femme, choquée de voir que sa mère se préoccupait plus de sa réputation que de ses retrouvailles avec sa fille.
- Je suis navrée, s’excusa cette dernière en réalisant ce que sa réaction pouvait avoir d’égoïste. Dans ma situation, je ne peux pas permettre au moindre petit scandale d’égratigner ma réputation.
- Je… je comprends. Enfin je crois…
Dans le cœur d’Irina, la joie d’avoir retrouvé sa mère et de s’être fait connaître d’elle s’évanouissait peu à peu devant le caractère égocentrique de l’actrice.

À cet instant, un homme d’une quarantaine d’années, les cheveux châtains impeccablement coiffés en arrière et un costume sur mesure d’un bleu sombre mettant en valeur sa silhouette mince, s’avança dans la pièce.
- Nikki, ma chère, j’ignorais que nous avions de la visite.
- C’est une visite totalement inattendue, chéri, répondit cette dernière, un sourire charmeur sur le visage tandis qu’elle allait à sa rencontre.
Se levant à son tour, Irina hésita à s’approcher du couple, devinant sans difficulté l’identité de ce bel homme qui respirait l’opulence jusque dans les moindres détails.
- Irina, voici mon époux, Victor Lacroix, fit Nikki, remplissant admirablement son rôle de maîtresse de maison. Chéri, Irina est… elle est venue m’apprendre une bien triste nouvelle. Le décès de ma mère.
- Oh très chère, je suis terriblement navré pour toi, compatit Victor Lacroix, posant tendrement sa main sur celle de sa femme.
Puis il se tourna vers la jeune femme qui attendait patiemment que sa mère la présente à son tour.
- Vous connaissiez bien la mère de mon épouse ?
- Oui, très bien, je suis sa… commença Irina.
- Désolée chéri, je manque à tous mes devoirs, l’interrompit vivement Nikki. Irina est ma… ma nièce, elle vivait avec ma mère depuis toujours.
Sa nièce ? Irina crut avoir mal entendu. Mais le regard appuyé que l’actrice lui lança alors qu’elle s’apprêtait à protester suffit à la persuader qu’elle n’avait pas rêvé. À contrecœur, elle garda le silence.
- Ma… ma sœur aînée s’est retrouvée enceinte alors qu’elle n’était encore qu’une adolescente, continua Nikki avec volubilité. Malheureusement, elle est morte à la naissance d’Irina et c’est ma mère qui l’a élevée. Je ne crois pas qu’elle se souvienne de moi, elle était tellement jeune quand je suis montée à Paris pour faire carrière, n’est-ce pas ? insista-t-elle à l’intention de la jeune femme, ses yeux aussi durs que des agates.
- Euh… oui… je n’ai gardé aucun souvenir de cette période, balbutia Irina, complètement perdue.
Pourquoi sa mère inventait-elle un tel mensonge ? Était-il possible qu’elle n’ait jamais parlé de sa fille à son mari ? Non, c’était impensable.
- Toutes mes condoléances Irina, fit Victor Lacroix avec une sincérité évidente. Cela a dû être très dur pour vous de perdre votre grand-mère, si vous n’avez jamais connu votre mère.
- Merci, lui sourit la jeune femme avec reconnaissance, c’est encore très douloureux pour moi.
- J’espère que vous êtes dans la région pour encore quelques jours, poursuivit l’homme d’affaires. Il faut absolument que vous veniez dîner à la maison et que vous fassiez la connaissance de la belle-famille de votre tante.
- Voyons chéri, intervint Nikki, visiblement contrariée par cette idée, Irina doit avoir hâte de rentrer chez elle.
- En fait, je suis étudiante au Conservatoire de musique de Paris, avança timidement la jeune femme.
- Quelle heureuse coïncidence, remarqua Victor avec un large sourire amical. Dans ce cas, pourquoi ne vous joindriez-vous pas à nous vendredi de la semaine prochaine ? Rassurez-vous, ce sera un dîner intime, juste mon jeune frère, ma sœur, son mari et leur fille. Nous serions charmés d’en apprendre plus sur l’enfance et la famille de notre chère Nikki.
- Et bien, c’est très aimable à vous. Je suis touchée, sincèrement, mais je ne voudrais pas m’imposer, s’excusa Irina, se préparant à refuser cette charmante invitation.
- Tu vois chéri, tu la mets mal à l’aise avec ton insistance, s’empressa de renchérir Nikki, manifestant clairement sa désapprobation à cette idée.
- Mais non, pas du tout, protesta Irina, que l’attitude froide de sa mère dérangeait bien plus que le chaleureux accueil de son mari.
- Dans ce cas, nous vous attendrons vendredi à dix-neuf heures, s’empressa de conclure Victor du ton ferme d’un homme qui a l’habitude d’être obéi sans discuter.
Sous le regard réprobateur de sa mère, toujours aussi visiblement hostile à cette idée, Irina ne savait comment se sortir de cette situation gênante.
- Écoutez, je vous promets d’y réfléchir, finit-elle par répondre.
- Mais oui, après tout, tu as peut-être déjà d’autres projets avec tes amis, fit Nikki, un sourire crispé sur son beau visage.
« Elle ne veut vraiment pas que je vienne », songea la jeune femme avec chagrin. « Pourquoi ? A-t-elle si peur que je révèle qu’elle est ma mère, et non ma tante ? Et pourquoi tous ces mensonges ? »
- Vous n’aurez qu’à nous tenir au courant de votre décision, suggéra alors l’homme d’affaires. Vous avez le numéro de téléphone de la résidence, bien sûr ?
- Je vais lui donner une de mes cartes de visite, proposa l’actrice avec un empressement surprenant.
Soulagée à l’idée que sa mère change finalement d’avis, Irina s’apprêtait à la remercier d’un sourire quand Victor eut un rire discret.
- Enfin chérie, où as-tu la tête ? la taquina-t-il. C’est ta nièce, tu ne vas pas lui donner le numéro de téléphone de ton agent !
- Oh oui, suis-je bête ! fit Nikki avec un sourire amusé qui n’atteignait pas ses yeux.
- Tenez Irina, prenez celle-ci, dit Victor en lui tendant une carte qu’il venait de sortir de la poche intérieure de sa veste. J’espère que vous serez des nôtres à ce dîner.
- Merci.
- Je vais raccompagner Irina, proposa alors l’actrice d’un ton qui ressemblait fort à un ordre.
« Je suis congédiée », se dit la jeune femme. « Je crois qu’elle n’apprécie vraiment pas ma venue. »
Suivant sa mère dans l’escalier après avoir rapidement pris congé du mari de celle-ci, Irina s’interrogeait.
N’avait-elle pas eu tort de vouloir rencontrer une personne qui l’avait volontairement ignorée pendant toutes ces années ? À quoi s’attendait-elle donc ? À des retrouvailles larmoyantes dignes d’un de ces feuilletons de l’après-midi que sa grand-mère affectionnait tant ? Quelle naïveté de sa part !
Non, vraiment, venir ici avait été une erreur que la jeune femme regrettait déjà amèrement.

 

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17 juillet 2015

5. Surprenantes découvertes

Les jours qui suivirent cette conversation, Irina les passa comme dans un rêve, à la fois impatiente et anxieuse du résultat des recherches de son ami. Qu’allait-il trouver sur sa mère ? Et si jamais elle était vraiment morte ?
Après tout, la dernière lettre que sa grand-mère avait reçue datait d’il y a quatre ans. Il avait pu s’en passer des choses, pendant ces quatre années.
Et qui était cette femme dont sa mère avait donné l’adresse à sa grand-mère ? Une amie, une confidente ? Un membre de sa belle-famille peut-être ? Curieusement, sa mère n’avait jamais mentionné le nom de son riche mari.
Et finalement, un soir en rentrant du conservatoire, elle trouva une note punaisée sur sa porte. « Irina, plein de choses à te raconter ! Passe à l’appart’ en rentrant, j’ai acheté des plats cuisinés pour dîner. Fab »
Pressée d’apprendre ce que son ami avait découvert, elle jeta rapidement sa veste de lainage et sa sacoche avec ses partitions sur le canapé, avant de descendre frapper à l’appartement du dessous.
Les quelques secondes sur le palier lui parurent durer des heures. Puis la porte s’ouvrit enfin sur le jeune homme. Aussi ébouriffé qu’à son habitude, il était vêtu d’un pantalon en grosse toile grise et d’une chemise kaki aux manches remontées, ouverte sur un t-shirt blanc imprimé d’un quelconque logo d’une université américaine.
- Salut la musicienne ! fit Fabien en l’invitant à entrer.
- Fab, salut ! Alors c’est vrai, tu… tu as trouvé des trucs sur ma mère ?
Le jeune homme ne put s’empêcher de rire devant l’impatience manifeste de son amie.
- Tu ne veux pas dîner d’abord ? lui proposa-t-il pour la taquiner. Je suis passé chez le libanais près de mon boulot, il fait de délicieux plats à emporter.
- Pitié, ne me fais pas attendre !
- Allez, je plaisante. Mais j’espère que tu es prête à tout entendre.
- C’est si grave que ça ? demanda alors Irina, frémissant cette fois d’appréhension.
- Disons que c’est assez surprenant. Viens, on va s’asseoir.

Fabien poussa gentiment son amie vers le confortable canapé en velours bleu pâle. Puis il la rejoignit après avoir récupéré un dossier posé sur son bureau.
- Bon, en fait, j’ai commencé par me renseigner sur cette famille, les Lacroix, dont ta mère a donné l’adresse à ta grand-mère, se lança le jeune homme. C’est pas étonnant si ce nom me disait quelque chose, c’est une des plus riches familles françaises !
- Ah bon ?
- Oui, d’après mes renseignements la fortune des Lacroix remonte à l’entre-deux-guerres. C’est l’époque à laquelle le grand-père, Édouard Lacroix, est arrivé sur Paris pour travailler comme apprenti chez un orfèvre. Apparemment il avait un grand talent et les bijoux qu’il créait ont rapidement fait sa renommée dans la haute société. Au bout d’une dizaine d’années, il était déjà propriétaire de plusieurs joailleries et il a commencé à élargir son domaine d’action dans les produits de luxe. Cosmétique, parfumerie, puis maroquinerie et haute couture. Il a épousé la fille unique d’une vieille famille désargentée, payant leurs dettes en échange de son entrée dans ce qui restait de la noblesse française. Leur fils Jean-Emmanuel a fait prospérer leur fortune avec un grand sens des affaires en diversifiant encore les activités de l’entreprise familiale. Il est mort dans un accident d’avion il y a une quinzaine d’années. On en a beaucoup parlé à l’époque, il s’est écrasé en pleine mer avec son jet privé alors qu’il venait de signer un contrat au Moyen-Orient. Dans les journaux, on lisait les mots d’attentat, de complot. Il y a eu beaucoup de rumeurs, surtout parce que les résultats de l’enquête étaient très ambigus.
- Ça ne me dit rien.
- Tu es trop jeune pour t’en souvenir. Même moi il a fallu que je fasse des recherches pour que ça me revienne. Le fils aîné, Victor Lacroix, a hérité de son père un véritable empire financier qui s’étend aujourd’hui aux médias écrits et à la finance. Lui, son frère et sa sœur font partie de ce qu’on pourrait appeler le gratin parisien.
- Et… quel est le rapport avec ma mère ?
- Attends, j’y viens. Mais d’abord, il faut que tu saches que ce Victor Lacroix a épousé il y a une dizaine d’années une jeune actrice au talent prometteur, une certaine Nikki Greene. Tu en as forcément entendu parler.
- Euh, tu sais, il y a dix ans, je ne m’intéressais pas vraiment à l’actualité des célébrités, protesta Irina.
- Je m’en doute, mais je suis sûre qu’elle, tu la connais, insista le jeune homme. Elle a même reçu une Palme d’or au Festival de Cannes pour son rôle de danseuse étoile dans Prima Ballerina.
- Nikki Greene, tu dis ? fit Irina en réfléchissant rapidement aux films qu’elle avait vus avec ses amis, lorsqu’elle était au lycée.
La mémoire lui revint d’un coup.
- Oh oui ! Je me souviens d’elle ! Elle a joué dans Le procès Vancetta, elle était cette jeune avocate brillante qui défendait ce type ignoble.
- Ah, j’étais sûr que tu la connaissais, s’écria Fabien avec un grand sourire.
- Alors c’est elle, cette Nikki Lacroix dont ma mère parlait, réalisa soudain la jeune femme avec étonnement. Mais comment l’a-t-elle rencontrée ? Si je me souviens bien de certains magazines que j’ai lus chez le dentiste, c’est une grande actrice, pas une comédienne de seconde zone.
- C’est le moins qu’on puisse dire, approuva-t-il, sortant quelques extraits d’articles et des photos du dossier posé à côté de lui.
Sur le dessus de la pile, une affiche de film au design très simple. Se détachant sur le fond d’un dégradé de vert, le buste d’une femme vêtue d’une chemise à carreaux, le visage tourné vers l’objectif. Des boucles auburn qui frôlaient ses joues, un regard pénétrant souligné d’un trait noir, la courbe pure de ses sourcils, des lèvres pulpeuses à peine entrouvertes. Tout en elle captait l’attention du spectateur. Sa beauté, sa jeunesse, mais surtout un charisme qui dépassait le cadre du papier. En haut de la page, s’étalaient le nom du célèbre réalisateur Matthieu Kratvitz et le titre de son film, « Le Soleil vert ». Sous la photo de la jeune femme, le nom des acteurs principaux, Nikki Greene, Jean Bernard et Arnaud Duteuil, ainsi que celui du compositeur de la musique, Vadim Mosca.
- Regarde, lui dit le jeune homme, c’est l’affiche du film qui l’a fait connaître, Le soleil vert… Et là, un article que Ciné-Mag lui a consacré au début de sa carrière, ajouta-t-il en lui montrant plusieurs pages couvertes de texte sous le titre « Nikki Greene, star montante du cinéma ».
L’article s’accompagnait d’une photo de l’actrice devant une piscine, dans une tenue griffée d’un grand couturier. Sa chevelure éclaircie de mèches blond cuivré mettait en valeur ses yeux d’un bleu profond et son sourire radieux ne pouvait laisser indifférent. Une jeune femme sûre de son talent, confiante en son avenir. Dans la réussite qui ne pouvait l’ignorer.
Irina parcourut rapidement les grandes lignes du texte. L’interview tournait principalement autour du prochain film de l’actrice, intitulé L’hirondelle du printemps. La jeune femme se souvenait être allée le voir avec sa grand-mère, alors qu’elle était encore au collège. Les  quelques questions sur la vie privée de l’actrice étaient restées sans réponse, Nikki Greene semblait ne pas aimer évoquer son passé - trop terre-à-terre pour une étoile montante du septième art qui jouait sur le mystère l’entourant ?
- J’ai même retrouvé des photos de son mariage avec Victor Lacroix, poursuivit Fabien. Ça a fait la une des journaux people à l’époque.
Illustrant ses propos, le jeune homme sortit plusieurs clichés du dossier cartonné. Nikki Greene était une lumineuse jeune mariée dans une robe de dentelle extravagante. À ses côtés, son mari se remarquait à peine tellement elle captait naturellement toute l’attention. Sur l’une des prises, le photographe avait su saisir une expression fragile qui devait donner à tout homme entre quinze et quatre-vingt-quinze ans l’envie de la prendre dans ses bras pour la protéger des vicissitudes de ce monde.
- Wouah, je suis impressionnée ! fit Irina. Alors comme ça, cette superbe femme, riche et célèbre, connaît ma mère ?
- Non Irina. Cette femme, c’est ta mère…

Il y eu un long silence, tandis que les mots de Fabien se frayaient lentement un chemin dans le cerveau de la jeune femme, comme anesthésié par cette simple phrase.
- Hein ?… Tu dis que… Quoi ?… Ma… ma mère ?
Incrédule, Irina regarda Fabien droit dans les yeux, ne pouvant imaginer autre chose qu’un énorme canular, mais son ami hocha la tête dans un geste dont la signification ne pouvait prêter à confusion.
- Mais enfin, c’est impossible ! Regarde-la, regarde-moi, on ne se ressemble pas ! s’écria Irina, s’énervant malgré elle. Elle est blonde, elle a des… des formes que je n’aurai jamais !
- Une simple coloration et de la chirurgie esthétique.
- Arrête Fab, tu délires complètement ! Comment tu as pu avoir une idée aussi grotesque ?
- Je te jure que je suis très sérieux.
- Non mais sans blague, comment tu peux t’imaginer une seule seconde que cette actrice est ma mère ? insista la jeune femme.
- Irina écoute-moi. Cette femme a tourné son premier film jusque quelques semaines après que ta mère soit partie de chez toi, j’ai vérifié sa biographie. Elle ne parle jamais de son passé avant son arrivée dans la capitale, elle a l’âge de ta mère. Et honnêtement, vous avez un petit air de famille, la forme du visage, la couleur des yeux.
- Pff, une coïncidence, c’est tout ! protesta encore Irina, toujours pas convaincue.
- Et j’ai pu consulter l’extrait de naissance qu’elle a dû fournir pour épouser Victor Lacroix, continua Fabien sans se laisser perturber par l’intervention énergique de son amie. Son vrai nom était écrit noir sur blanc, Nicole Pelletier, née le cinq août mille neuf cent soixante-dix, fille d’Hélène et Alain Pelletier.
- Tu as pu consulter le… Mais comment tu as fait ? Ce n’est pas censé être confidentiel, ces documents ?
- Disons que dans mon métier, on sait à qui s’adresser pour obtenir ce genre de renseignement, avoua le jeune homme, le regard pétillant.
Irina poussa un profond soupir, l’idée d’être la fille d’une actrice célèbre faisant petit à petit son chemin.
- Alors c’est vrai ?
- Oui, je suis désolé, fit Fabien avec compassion. Je me doute que ça doit te faire un choc.
- Ce n’est rien de le dire, soupira la jeune femme. Je crois que je peux faire une croix sur mon beau projet de rencontrer enfin ma mère…
- Pourquoi ça ? s’étonna son ami. C’est pas parce que c’est une femme célèbre que tu dois renoncer.
- Ben, je me vois difficilement l’aborder en la félicitant pour son dernier film et lui glisser au passage « au fait, je suis votre fille Irina » !
Fabien sourit à cette idée.
- Non c’est sûr, mais il y a des moyens plus subtils. Après tout, tu as son adresse privée.
- Oh non, protesta Irina avec fougue, je n’aurai jamais le cran de faire ça, me pointer chez elle et passer le barrage de son garde du corps. Parce qu’elle doit bien en avoir un, entre sa célébrité et la fortune de son mari.
- C’est une possibilité, reconnut le jeune homme. Mais malgré ça, je ne pense pas que tu devrais abandonner ton projet. Irina, tu es montée à Paris pour ça, tu le regretteras toute ta vie si tu repars chez toi sans rien avoir tenté.
- Je sais… Mais c’est juste tellement énorme ! Je ne m’attendais pas du tout à ça.
- Allez viens, fit soudain Fabien en se levant du canapé, tu as besoin de penser un peu à autre chose. On va dîner, tu me raconteras tes répétitions et moi, la dernière affaire loufoque que mon patron a refusée !

Mettant le conseil de son ami en pratique, Irina passa le reste de la soirée à s’efforcer d’oublier ce qui venait de lui tomber dessus… avec plus ou moins de réussite !
Mais une fois venu le moment de regagner son appartement, quelques heures plus tard, elle ne put s’empêcher d’aborder à nouveau le sujet.
- Tu sais, je crois que tu as raison.
- Bien sûr que j’ai raison ! s’exclama Fabien avec un grand sourire. Euh, à propos de quoi ?
Irina sourit à son tour.
- À propos de ma mère. Je ne sais pas encore comment je vais m’y prendre, mais je ne renoncerai pas. Je veux la rencontrer enfin, rattraper toutes ces années sans elle… Écouter ce qu’elle a à me dire.

 

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13 juillet 2015

4. Confidences intimes

Premier week-end parisien tranquille, entre les derniers cartons déballés au son d’un opéra de Verdi et une reconnaissance du quartier en touriste solitaire, un plan à la main. Le beau temps au rendez-vous, fenêtre de l’appartement ouverte tandis qu’Irina grattait les cordes sa guitare, fredonnant de vieilles balades. Et les couchers de soleil sur les toits de Paris, si différents de ceux du midi.
Puis ce fut la rentrée.
Découverte du Conservatoire de musique, perdue au milieu d’une foule d’étudiants de tous âges et de tous horizons. Impressionnée par le bâtiment, la somptuosité des décors. La variété des cours, leur haut niveau d’excellence. Un emploi du temps partagé entre l’histoire théorique de la musique, l’indispensable solfège, l’étude et la pratique intensive de différents instruments - elle avait choisi la guitare et le piano, peut-être aussi le hautbois si elle en trouvait un d’occasion. Une liste d’auditions publiques à préparer, de morceaux à travailler.
Petit à petit, la jeune femme s’installa dans cette nouvelle vie, partageant son temps entre sa passion pour la musique et des tâches ménagères peu contraignantes dans un si petit studio. Sa bourse d’étude couvrait tout juste ses dépenses et plus d’une fois, elle se demanda si elle ne devrait pas chercher un petit boulot pour s’offrir les plaisirs qui lui manquaient. Sorties au théâtre ou au cinéma, concerts de jazz, repas plus variés que le fast-food du coin ou les pâtes bon marché qu’elle cuisinait. Les fins de semaines étaient difficiles.
Heureusement, ses soirées étaient souvent égayées par la bonne humeur de son voisin qui semblait l’avoir prise en amitié. Il partageait de bon cœur avec elle pizzas et anecdotes de travail, films classiques en noir et blanc à la télé et tuyaux sur les bons plans à Paris.
L’automne finit par succéder à l’été, apportant avec lui la fraicheur de journées plus courtes, sur les trottoirs rendus brillants par la pluie.
La vie d’Irina était rythmée par les répétitions intensives au piano en vue d’un premier concert, les sorties palpitantes d’intensité au supermarché ou à la laverie. Les soirées avec ses amis d’enfance lui manquaient. Mélina dépeignant avec humour les frasques de ses petits frères. Lambert refaisant le monde une bouteille d’anis à la main. L’odeur chaude du midi, des oliviers. Le son strident des cigales par la fenêtre de sa chambre. L’accent chantant qui vous met le cœur en fête. Elle regrettait même les sévères cours de chant avec madame Laugier, ses remarques acides sur la liberté qu’elle prenait toujours avec la mélodie.
L’attrait de la nouveauté s’estompait et la morosité l’engourdissait imperceptiblement. Mauvaise excuse pour laisser les projets et les rêves qui l’avaient conduite à Paris prendre la poussière dans un tiroir de la commode. Au fond d’elle-même, la crainte d’être déçue rivalisait avec un espoir soigneusement étouffé par l’appréhension, par l’ampleur de la tâche.
Alors elle noya sa nostalgie dans l’effervescence d’une vie parisienne. Se coula dans le moule de l’artiste un peu fantasque, de l’étudiante qui jongle avec les notes de musique. Souriante auprès de ses camarades de classe, débrouillarde dans la vie de tous les jours. Avide de nouvelles découvertes, concerts improvisés dans un bar entre deux soirées studieuses. Dîners chinois ou grecs dans l’appartement de Fabien, à mélanger ses concertos de Rachmaninov aux morceaux rock qu’affectionnait son voisin.

Près de trois mois étaient passés depuis l’arrivée d’Irina dans la capitale.
Peu à peu, une nouvelle vague de nostalgie faisait son apparition. Mélange de souvenirs de sa vie d’avant avec sa grand-mère, au temps de son enfance et de son adolescence, et de sa crainte de voir son désir de retrouver une famille déçu.
Et si l’envie de se lancer dans des recherches pour tenter de retrouver sa mère la taraudait de plus en plus souvent, elle ne savait par où commencer.
Curieusement, c’est Fabien qui aborda bien involontairement le sujet, un soir où la jeune femme l’avait invité à venir partager son dîner après une semaine particulièrement morose.
- Ouh la, t’as pas bonne mine, toi ! lui fit-il dès son arrivée, notant son vieux jean râpé par endroit, son sweat-shirt trop grand, son absence de maquillage, ses cernes sombres sous ses yeux bleus.
- Oh, tu trouves ?
Machinalement, Irina repoussa la mèche de son court carré châtain doré qui lui retombait devant les yeux
- Ouais, et pas qu’un peu ! s’écria le jeune homme avec son éternelle bonne humeur. T’as fait la fête toute la nuit ou tu déprimes ?
- Oh, euh… je ne suis pas sortie depuis un moment.
- Ben ça te ferait peut-être du bien ! Mais tu sais quoi ? Tu vas raconter tous tes problèmes à tonton Fabien ce soir, et tu verras que ça ira bien mieux après ! Et si ça marche pas, je t’emmène faire la tournée des boîtes du coin !
Amusée malgré elle, comme bien souvent avec son voisin et ami, Irina ne put retenir le sourire qui fleurit sur ses lèvres à cette idée. Elle qui avait toujours détesté les discothèques et autres boîtes de nuit, avec leur musique assourdissante et leurs spots qui lui donnaient mal à la tête !
- Allez, installe-toi, lui dit-elle sans lui répondre, je vais préparer le dîner.
- Tu veux un coup de main ?
- Non non, pas la peine que tu gâches tout, j’arriverai bien à faire brûler les pâtes toute seule ! remarqua-t-elle avec humour.
À ces mots, Fabien éclata de rire, bientôt imité par Irina, le souvenir de leur dernière tentative pour préparer un vrai repas leur revenant en mémoire. L’onctueuse purée de pommes de terre s’était révélée pleine de grumeaux, les steaks carbonisés à l’extérieur et encore crus à l’intérieur. Quant à la crème anglaise qui devait accompagner les légères meringues achetées à la pâtisserie, elle avait irrémédiablement tourné dans la casserole quand le lait était passé par-dessus.
- Ouais, t’as raison, tu devrais t’en sortir toute seule !
Pendant quelques instants, une atmosphère détendue régna sur le petit appartement.
Dans le minuscule coin cuisine, Irina sortit ingrédients et ustensiles des placards tandis que Fabien allumait la chaîne hifi posée sur l’étagère du salon, cherchant parmi les disques de son amie autre chose que du classique. Des accords de blues résonnèrent bientôt dans la pièce. Satisfait, le jeune homme ne tarda pas à revenir à la charge.
- Alors, tu me racontes ce qui va pas ?
- Oh, ce n’est rien, vraiment… juste un peu de vague à l’âme.
- Ta famille et tes amis te manquent ? supposa Fabien.
- On peut dire ça comme ça, acquiesça la jeune femme en posant une casserole remplie d’eau sur la plaque électrique.
- Pourquoi tu vas pas leur rendre visite, juste un week-end ?
Irina soupira.
- J’aimerais que ce soit si simple, dit-elle à voix basse, plus pour elle-même.
Et devant le regard interrogateur de Fabien, elle se dit qu’il était temps pour elle de se confier et de lui ouvrir son passé.

En attendant que l’eau commence à bouillir, Irina vint s’asseoir aux côtés de son ami, nonchalamment installé sur le canapé.
- Tu sais, je crois que je ne t’ai pas encore parlé de ma famille, commença-t-elle après une hésitation. Je n’ai jamais connu mes parents, c’est ma grand-mère qui m’a élevée.
- Tu veux dire que tes parents sont morts ?
- Non ! l’interrompit-elle précipitamment. Enfin, je ne crois pas.
Mal à l’aise mais résolue à se confier à celui qui était rapidement devenu son meilleur ami dans la capitale, Irina se lança dans le récit de sa vie, lui narrant son enfance heureuse auprès de cette aïeule qu’elle chérissait tant. Les nombreuses questions concernant ses parents, l’absence pesante de cette mère partie faire carrière au loin et qui n’avait jamais pris la peine de s’intéresser à elle.
Une fois les macaronis dans l’eau bouillante, elle poursuivit avec son adolescence sereine au milieu de ses amis. Sa décision de faire carrière dans la musique qui avait tout à la fois ravi et effrayé sa grand-mère. Jusqu’à ce jour de juillet dernier où cette dernière avait été terrassée par une crise cardiaque.
Laissant son ami assimiler toutes ces informations, Irina se leva pour mettre le couvert et servir le dîner, saupoudrant les assiettes de pâtes d’un mélange de gruyère et de parmesan râpé. Une fois à table, la conversation reprit sur le même thème.
- Ça n’a pas dû être facile tous les jours, de ne rien savoir sur tes parents, fit remarquer Fabien avec compassion.
Irina haussa négligemment les épaules.
- Oh tu sais, je n’étais pas malheureuse. Ma grand-mère me parlait parfois de ma mère, de ce qu’elle aimait faire quand elle avait mon âge. J’avais l’impression de la connaître.
- Tu n’aimerais pas la rencontrer enfin ? lui demanda le jeune homme, visant juste.
- Si… C’est justement l’une des raisons de mon emménagement à Paris, finit-elle par avouer.
- Comment ça ? s’étonna Fabien.
Alors Irina lui raconta les découvertes qu’elle avait faites après le décès de sa grand-mère. Les photos, les lettres. Et surtout, cette adresse qu’elle avait trouvée.

Le récit d’Irina s’acheva en même temps que leur dîner.
Après avoir rapidement débarrassé la table, la jeune femme ouvrit le robinet et commença la vaisselle. Saisissant un torchon, Fabien prit une première assiette pour l’essuyer, poursuivant sur le sujet.
- Tu es allée à cette adresse ? demanda-t-il.
- Comme ça ? Sans prévenir et sans savoir si c’est elle qui vit là ? protesta la jeune femme.
- Pourquoi pas. C’est un bon début, non ?
- Je ne sais pas. J’aimerais bien en savoir plus sur elle avant, hésita Irina. Tu comprends, le nom avec cette adresse n’a rien à voir avec celui de ma mère. Je ne vais pas débarquer chez une inconnue pour lui déballer ma vie privée.
- C’est sûr que c’est un peu gênant, approuva le jeune homme. C’est quoi ce nom, déjà ?
- Nikki Lacroix. Pourquoi, ça te dit quelque chose ?
- Possible, c’est un nom de famille qui ne m’est pas inconnu. Il doit y avoir des Lacroix célèbres.
- Ah bon ?
- Tu as des papiers prouvant l’identité de ta mère ? demanda alors le jeune homme, retournant s’asseoir sur le canapé aux coussins défoncés. Un extrait de naissance, par exemple.
- Euh… j’ai le livret de famille qu’on lui a donné à ma naissance, fit Irina après réflexion, rejoignant son ami après avoir fini de ranger la vaisselle dans le placard. Pourquoi ?
- Je pourrais faire une petite recherche pour toi. Après tout, c’est ma spécialité.
- Mais Fab, je n’ai pas les moyens de te payer ! s’écria Irina, séduite malgré tout par cette proposition.
- Qui te parle de me payer ? s’empressa de la rassurer le jeune homme, un grand sourire aux lèvres. C’est pas une affaire professionnelle, c’est juste un coup de main pour dépanner une amie.
- Je… je ne sais pas quoi dire.
- Alors ne dis rien et montre-moi plutôt ces papiers !
Une nouvelle fois touchée par la gentillesse de son ami, Irina se hâta d’aller chercher à la fois son livret de famille et les quelques photos et papiers qu’elle avait emportés précieusement avec elle.
- Tiens, lui dit-elle en les lui confiant, tu crois que tu pourras en tirer quelque chose ?
Jetant un coup d’œil professionnel à ces documents, Fabien prit son temps avant de lui répondre.
- Ça t’embête de me les laisser quelques jours ? Je te les ramène d’ici la fin de la semaine prochaine, c’est promis, ajouta-t-il pour la rassurer.
- Euh… oui, d’accord. Mais tu y fais attention, hein ? J’y tiens, ce sont les seuls souvenirs de ma mère.
- T’inquiète pas !
Sur ces mots, le jeune homme se leva et se dirigea vers la porte du studio.
- Bon, j’y vais.
- Quoi, déjà ? Il n’est même pas dix heures.
- Ouais, j’ai envie de vérifier un truc sur ces Lacroix. Je suis sûr que je les connais, expliqua-t-il, le front plissé par la réflexion. Je te tiens au courant, bye !
Un rapide baiser déposé sur la joue d’Irina et il avait disparu.

 

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17 juin 2015

3. Nouvelle ville

Près de dix heures plus tard, Irina arrivait enfin à Paris, fatiguée mais bien décidée à prendre sa vie en main.
C’était la première fois que la jeune femme mettait les pieds dans la capitale et elle se sentit vite un peu perdue au milieu de la circulation dense et des avenues qui succédaient aux boulevards périphériques. Les nombreux feux rouges étaient une bénédiction, lui permettant de lire et relire les indications notées sur la feuille de papier posée à côté d’elle sur le siège passager.
Après avoir tourné en rond un moment, elle finit par s’arrêter le long du trottoir d’une voie à sens unique, à proximité d’un immeuble aux murs de briques grises situé à deux pas d’une rue commerçante.
Pressée de détendre ses membres fourbus par ces longues heures de route, Irina sortit de la voiture et s’étira avec soulagement. Le débardeur rayé et le bermuda en jean qui lui semblaient si confortables lorsqu’elle avait quitté la maison le matin lui collaient à présent à la peau et elle ne rêvait plus que d’une douche fraîche.
Observant les façades qui l’entouraient, elle se dirigea lentement vers l’immeuble orné d’une plaque dorée sur laquelle était inscrit le quatre-vingt-douze. Son téléphone portable à la main, elle composa le numéro que la secrétaire du conservatoire lui avait donné.
- Agence du Belvédère, Myriam à votre service, fit une voix serviable à l’autre bout du fil.
- Bonjour, je suis Irina Pelletier, fit la jeune femme, avant de préciser à l’intention de son interlocutrice, la nouvelle locataire du studio rue Saint-Martin.
- Mademoiselle Pelletier ! s’écria l’employée de l’agence comme si elle était ravie de l’entendre. J’ai essayé de vous joindre dans l’après-midi et votre amie m’a dit que vous étiez sur la route. J’espérais bien que vous seriez à Paris avant l’heure de fermeture de l’agence.
- Justement, j’appelle pour vous dire que je suis arrivée. Et pour savoir comment me rendre à vos bureaux pour prendre la clef du studio.
- Ne vous dérangez pas, il est prévu de passer vous l’apporter avec le contrat de location. L’agence est un peu difficile à trouver pour une personne étrangère à la capitale. Madame Dumond est dans son bureau, je vais la prévenir de votre arrivée et elle vous rejoint en bas de l’immeuble dès que possible.
- Ah d’accord, c’est parfait, je vais l’attendre. Merci beaucoup.

Une vingtaine de minutes passèrent, durant lesquelles Irina observa machinalement les nombreuses voitures qui circulaient sur le boulevard voisin. Qu’elle était loin de son petit village de campagne où il pouvait s’écouler plusieurs heures sans qu’aucun véhicule n’emprunte la route située devant chez elle !
Interrompant sa rêverie éveillée, une voix féminine retentit soudain derrière elle.
- Mademoiselle Pelletier ?
Irina se retourna avec empressement pour faire face à une belle femme d’une quarantaine d’années, le teint mat et les cheveux d’un noir corbeau remontés en un chignon dont s’échappaient quelques mèches qui encadraient légèrement son visage. Elle était élégamment vêtue d’un tailleur blanc agrémenté d’un chemisier sans manche imprimé dans des tons vert d’eau. Déjà grande et mince, elle arborait des escarpins à hauts talons qui donnèrent à Irina l’impression d’être bien plus petite que son mètre soixante-quatre. Des bijoux discrets, une sacoche de cuir, elle dégageait un chic typiquement parisien.
- Bonjour, je suis Christine Dumond, de l’agence immobilière du Belvédère. Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue dans la capitale.
- Merci, répondit la jeune femme, serrant la main que lui tendait la responsable de l’agence.
Après une minutieuse vérification de l’identité de sa nouvelle locataire, madame Dumond lui remit la combinaison du digicode et l’invita à pénétrer dans l’immeuble.
Le hall d’entrée était tout en longueur. Les murs étaient recouverts de crépi clair, le sol de carreaux couleur brique. À l’extrémité opposée à la rue, une cage d’escalier étroite entourait un ascenseur fermé par une grille métallique noire.
- Les parties communes paraissent un peu vétustes, reconnut madame Dumond tout en traversant le hall, ses talons claquant sur le carrelage, mais elles sont en excellent état. Votre boîte aux lettres est ici, la cinquième en partant de la droite. Je vous conseille de mettre rapidement votre nom dessus afin d’éviter les erreurs de distribution.
Arrivée devant l’ascenseur, elle appuya sur le bouton d’appel, continuant ses explications d’un ton professionnel.
- Votre appartement est situé au sixième étage. J’espère que vous ne souffrez pas du vertige.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent dans un léger grincement et, sans attendre la réponse de la jeune femme, elle s’engouffra à l’intérieur. Irina la suivit, écoutant d’une oreille distraite le discours de la responsable de l’agence.
Les portes se refermèrent, l’ascenseur s’éleva lentement dans un nouveau grincement. Un moment plus tard, il s’arrêtait et les deux femmes sortirent sur le palier du sixième et dernier étage.
Contournant la montée d’escaliers chichement éclairée par une fenêtre aux vitres recouvertes de poussière, madame Dumond entraîna la jeune femme jusque devant une porte de bois sombre.
- Voici les clefs de votre appartement, dit-elle en lui tendant un anneau sur lequel étaient accrochées deux clefs. À vous l’honneur.
Déverrouillant la porte, Irina pénétra pour la première fois dans son nouveau logement.
L’appartement ne comportait que deux pièces en partie meublées. Une pièce principale dont l’unique fenêtre donnait sur une cour intérieure, papier peint beige et lino gris. Un minuscule coin cuisine, plaque électrique, four à micro-ondes et réfrigérateur encastré sous un comptoir de formica orange. Un canapé-lit au revêtement fané à côté d’un meuble aux étagères vides. Une ampoule nue accrochée au plafond.
La seule autre porte de la pièce donnait sur une salle d’eau dans laquelle tenaient tout juste une cabine de douche, un lavabo surmonté d’un miroir écaillé et des toilettes.
L’état des lieux ne prit pas longtemps et après un rapide échange de papiers - bail du studio, chèque de caution et premier mois de loyer, attestation d’assurance - madame Dumond prit congé de sa nouvelle locataire, la laissant à son emménagement.
- Je vous redonne les coordonnées de l’agence, lui dit-elle en lui tendant une carte de visite. N’hésitez pas à nous contacter si vous rencontrez le moindre problème. L’immeuble n’est pas récent et il y a parfois de légers soucis de plomberie.
- Merci, je m’en souviendrai, répondit Irina, s’imaginant déjà une ventouse à la main, penchée au-dessus des toilettes bouchées.
- Très bien. Au revoir mademoiselle Pelletier et bonne installation.

Une fois seule, Irina se hâta de commencer à décharger sa voiture et à monter ses affaires dans son nouvel appartement.
Elle en était à son deuxième tour et attendait l’ascenseur dans le hall de l’immeuble, l’étui de sa guitare à la main et un carton plein de livres à ses pieds, quand un jeune homme aux cheveux châtain ébouriffés, vêtu d’un jean clair et d’un polo rouge, la rejoignit devant la porte et la salua en souriant.
- Salut ! Je m’appelle Fabien Neveu. Tu es la nouvelle du 6C ? lui demanda-t-il, après un regard à ses cartons.
- Euh… oui, répondit-elle sur la défensive. Salut, moi c’est Irina.
- T’as besoin d’un coup de main pour monter tes affaires ? Je peux t’aider si tu veux, j’habite dans l’appart’ juste en dessous du tien.
Partagée entre un désir puéril mais rassurant de se débrouiller seule, et celui bien compréhensible d’accepter cette aide opportune, Irina finit par acquiescer d’un signe de tête.
- Si ça ne te dérange pas, oui j’apprécierais bien un peu d’aide.
- No problemo miss, je suis à ta disposition ! fit le jeune homme avec exubérance, attrapant le carton posé sur le sol.

Plusieurs tours plus tard, toutes les affaires d’Irina étaient posées dans son appartement et il ne restait plus à la jeune femme qu’à les déballer et les ranger.
- Je te remercie, dit-elle en se tournant vers son serviable voisin. C’était vraiment sympa de ta part.
- Allez, c’est rien !
- Ben si, quand même. Sans toi, ça m’aurait pris des heures.
Fabien sourit sans répondre et passa machinalement la main dans ses cheveux, les ébouriffant encore plus.
- Je te proposerai bien un verre, mais à part l’eau du robinet, je n’ai rien à boire ou à manger, s’excusa Irina, gênée.
- C’est pas grave, la rassura le jeune homme d’un nouveau sourire amical. Si t’as besoin d’autre chose, je sais pas moi, un ouvre-boîte ou l’adresse d’un fast-food, n’hésite pas à demander. Je suis là depuis des années, je connais bien le quartier.
Songeant à ses placards vides, la jeune femme sauta sur l’occasion.
- Et bien puisque tu en parles, il faudrait que j’aille faire quelques courses si je ne veux pas mourir de faim.
- Oh, pour ça, il y a une épicerie au coin de la rue. Sinon, si ça t’embête pas de prendre le métro, tu peux aller au supermarché. C’est juste un peu plus loin.
- Je peux peut-être y aller en voiture, non ?
- Ouh la, ça se voit que t’es pas du coin, toi ! s’exclama Fabien, amusé. Crois-moi, si tu peux faire autrement, je te conseille de laisser ta voiture au parking, tu vas trop te prendre la tête à circuler dans Paris !
- Ah, bon ? s’étonna la jeune femme, peu familière avec les transports en commun. Merci du conseil.
- Attends, s’enthousiasma soudain le jeune homme, pourquoi tu ne viendrais pas prendre un verre chez moi ? Après je te montrerai l’épicerie, si tu veux.
- Oh, euh… je ne sais pas trop, hésita Irina, sentant revenir sa méfiance. Je ne voudrais pas te déranger. Et puis, j’ai pas mal de rangement à faire.
- C’est pas faux, s’esclaffa le jeune homme, pas contrarié pour autant. Ce sera pour une autre fois !
Mais devant tant de gentillesse spontanée, Irina sentit fondre sa réserve.
- Écoute, si ça ne t’embête pas, je vais déballer rapidement quelques affaires et prendre une douche. Après tu me montreras l’épicerie, d’accord ? lui proposa-t-elle alors.
- Ok, pas de problème. À tout à l’heure !
Et sur ces mots, le jeune homme sortit de l’appartement. Irina l’entendit siffloter en regagnant l’étage du dessous.

Une fois seule, la jeune femme ne perdit pas de temps. Ouvrant sa valise, elle récupéra sa trousse de toilette, une serviette de bain, et elle fila sous la douche sans attendre. L’eau fraîche et la senteur vanillée de son gel douche chassèrent bientôt la fatigue de la route, elle se sentit revivre.
La serviette nouée autour de sa poitrine, elle revint dans la pièce principale et sortit cette fois de sa valise des sous-vêtements propres, un pantacourt de toile et un t-shirt blanc.
À nouveau présentable, elle ouvrit la fenêtre pour faire entrer un peu d’air malgré la chaleur, le studio sentant le renfermé à son goût. Le bruit de la circulation était à peine perceptible et elle apprécia sa situation élevée qui lui permettait d’avoir une vue dégagée sur les toits des immeubles voisins. Avec quelques fleurs sur l’appui de la fenêtre, ce serait parfait.
Ouvrant quelques cartons, elle rangea les affaires dont elle aurait rapidement besoin - la vaisselle dans le placard de la cuisine, ses partitions et ses livres de musique sur une des étagères du meuble, à côté de son poste et de ses disques. Le cadre avec la photo de sa grand-mère bien en évidence sur la plus haute étagère. Des draps et sa couette pour ce soir.
Le reste attendrait plus tard.
Attrapant son sac, elle vérifia qu’elle avait un peu d’argent dans son porte-monnaie. Puis elle sortit pour se rendre chez son nouveau voisin.
Un peu sur la réserve - après tout, elle n’avait échangé que quelques mots avec lui pendant qu’il l’aidait à monter ses affaires - elle frappa à sa porte. Celle-ci s’ouvrit presque aussitôt sur le jeune homme.
- Ah, super, tu es prête ! s’écria-t-il avec bonne humeur. On va direct à l’épicerie, ou je te fais visiter un peu le quartier d’abord ?
- Oh euh… il vaut mieux y aller tout de suite, suggéra Irina. Je ne voudrais pas arriver après la fermeture.
- Aucun risque, ça ferme pas avant vingt-deux heures ici !
Ah, voilà qui était bien différent de chez elle, où les magasins n’étaient que rarement ouverts après dix-neuf heures. Mais ce changement-là, Irina n’aurait aucune difficulté à s’y faire !
- Bon ben, je te suis alors.

Une fois dans la rue, Irina laissa le jeune homme prendre la direction des opérations et le suivit d’un pas léger, tandis que ce dernier lui narrait d’une manière humoristique les us et coutumes du quartier, évoquant pour elle la gardienne de l’immeuble d’à-côté, toujours d’humeur morose les jours de pluie, ou les pâtisseries de la boulangerie de l’avenue voisine, qu’il fallait absolument goûter.
D’abord intimidée, la jeune femme ne tarda pas à retrouver toute sa verve habituelle et bientôt, les deux jeune gens devisaient comme de vieilles connaissances.
Quelques rues plus loin, Fabien et Irina franchirent les portes de l’épicerie et la jeune femme s’empressa de remplir son panier de produits de première nécessité, tandis que son voisin feuilletait les magazines à l’entrée.
Une fois ses courses payées, elle s’approcha de lui et le remercia encore une fois du temps qu’il venait de lui consacrer si gentiment.
- Allez, arrête avec ça, c’est vraiment rien, protesta-t-il, un large sourire sur le visage. Mais tu sais quoi, j’ai pensé un truc pendant que tu faisais tes courses. Tu dois être crevée après toute cette route, et ton emménagement. Tu ne dois pas avoir très envie de cuisiner ce soir, je me trompe ?
- Euh… pas vraiment, reconnut Irina après une hésitation, redoutant une invitation au restaurant.
- Et si on se prenait une pizza sur le chemin du retour ? Je t’invite chez moi, comme ça t’auras même pas de vaisselle à faire !
- Ah euh, c’est sympa… bredouilla Irina, ne sachant pas comment dire non sans vexer ce jeune homme décidément très sympathique, mais un peu envahissant tout de même.
C’est ainsi qu’à ses provisions, ils ajoutèrent deux pizzas odorantes achetées dans un petit restaurant à emporter qui ne payait pas de mine, mais dont les plats étaient délicieux et bon marché d’après Fabien.
De retour à l’immeuble, Irina monta ses provisions chez elle avant de rejoindre le jeune homme dans son appartement presque semblable au sien, si ce n’est que ce logement avait une chambre séparée, de la moquette dans la partie salon de la pièce principale ainsi qu’un papier peint à fines rayures bleues et beiges.
L’appartement était meublé dans un style à la fois moderne et fonctionnel, typiquement masculin, avec des affiches de films policiers aux murs, un poste de télévision grand écran accompagné de son lecteur dvd et d’une console de jeux récente. Et sur un bureau près de la fenêtre, trônait un ordinateur dernier cri.
À de nombreux petits détails, la jeune femme devina que son voisin vivait dans cet appartement depuis plusieurs années déjà. Et qu’il était vraisemblablement célibataire.
Finalement, contrairement à ses craintes, Irina passa une très bonne soirée en compagnie du jeune homme. D’un naturel bon vivant, comme elle s’en était tout de suite aperçue, Fabien était un garçon qui savait mettre les autres en confiance. Lorsqu’il les écoutait, il donnait à ses interlocuteurs l’impression qu’ils étaient vraiment importants. Et les histoires qu’il racontait étaient toujours truffées de détails inédits qui les rendaient vivantes.
L’annonce de sa profession fit sourire la jeune femme, qui s’attendait plutôt à le voir travailler comme vendeur dans un grand magasin, ou commercial auprès d’une entreprise, avec un tel bagout.
- Alors comme ça, tu bosses dans une agence de détectives ? s’étonna Irina, amusée par cette idée. Sans blague, avec le chapeau mou, l’imperméable et les lunettes noires ?
- Ah, ces clichés ! fit le jeune homme en éclatant de rire. Non, moi mon rayon, ce sont les recherches sur Internet. Je suis un petit génie de l’informatique !
- Ah, c’est cool ça ! Et pas banal.
Et c’est ainsi que sans même s’en rendre, ils installèrent dès ce premier soir les bases d’une solide amitié.

 

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12 juin 2015

2. L'heure du départ

Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis le jour où Irina avait assisté, le cœur gros, à l’enterrement de sa grand-mère et le mois d’août touchait à sa fin.
Devant la maison de famille des Pelletier, une grosse valise était posée dans l’allée du garage, à proximité d’un étui à guitare en cuir usagé. Le coffre d’une vieille Ford beige, entrouvert, laissait apercevoir un chargement de cartons, et sur le siège passager étaient posées plusieurs cartes routières.
Une seconde voiture, une Twingo vert pistache, était garée à l’ombre de l’olivier situé de l’autre côté de la rue.
À l’intérieur de la maison aux fenêtres ouvertes, dans le salon vidé des affaires personnelles d’Irina et de sa grand-mère, la blonde Mélina tentait une fois de plus de convaincre son amie de renoncer à ses projets.
- Mais qu’est-ce que tu vas faire à Paris ? demanda-t-elle pour la énième fois à la jeune femme décidée qui lui faisait face. Tu ne connais personne là-bas !
- Je te l’ai déjà dit, je me suis inscrite au Conservatoire de musique.
- Mais pourquoi si loin ? insista-t-elle. Tu ne pouvais pas continuer d’aller à la fac, comme moi ? Ou t’inscrire à des cours de musique ici ?
Un rien mal à l’aise, Irina répondit pourtant l’entière vérité.
- J’ai besoin de changer d’air.
- L’air pollué de Paris ? s’étonna Mélina avec incrédulité.
- C’est sûr que dit comme ça ! ne put s’empêcher de plaisanter Irina.
Liées par une amitié qui remontait à leur enfance, souvenirs de séances de maquillage en cachette et de grignotages nocturnes au coin du feu, les deux jeunes femmes échangèrent un regard complice avant d’éclater de rire.
- Tu sais, depuis la mort de mamie ce n’est pas facile, reprit Irina avec sérieux. Je veux dire, de rester ici, justement.
- Je comprends ça, mais… Enfin, tu vas me manquer.
- Toi aussi tu me manqueras, mais ce n’est pas comme si je partais à l’autre bout du monde, quand même ! On s’appellera. Et puis, tu pourras toujours venir me voir pour un week-end.
- Et toi, tu reviendras de temps en temps ?
- Je ne sais pas… peut-être, répondit Irina avec hésitation.
- Je suis sûre que tu ne m’as pas tout dit, remarqua la blonde jeune femme d’un ton soupçonneux. Qu’est-ce que tu me caches ?
- Mais rien voyons ! Tu te fais des idées, protesta-t-elle, mal à l’aise sous le regard inquisiteur de son amie.
- Tu ne vas pas rejoindre un mec, au moins ? insista pourtant cette dernière.
- Mais non ! Tu n’as pas besoin de te faire autant de souci pour moi, je t’assure, tenta de la rassurer Irina. J’ai juste envie, tu sais, d’élargir mon horizon. Découvrir une nouvelle ville. Rencontrer de nouvelles personnes.
- Si tu le dis…
Mais Mélina ne semblait pas complètement convaincue.

Vivement désireuse de changer de sujet, Irina entraîna son amie dans un dernier tour de reconnaissance de la maison, lui répétant les quelques conseils et recommandations déjà donnés un peu plus tôt.
- Bon, je t’ai montré où se trouvent le compteur électrique et l’arrivée d’eau, finit-elle par lui dire en arrivant dans la cuisine. Tu es sûre que ça ne t’embête pas de venir habiter ici pendant mon absence ?
- Hum, laisse moi réfléchir… fit mine de s’interroger Mélina. Une maison agréable à la campagne avec un loyer dérisoire, ou une minuscule chambre universitaire que je devrais partager avec deux autres filles ?
Amusée par la bonne humeur et le bon sens de son amie, Irina ne put s’empêcher de sourire.
- Tu seras quand même un peu loin du campus.
- Bah, ça m’est égal, répliqua négligemment cette dernière. Et puis, ce n’est qu’à vingt minutes en voiture.
- Je sais.
Le silence retomba quelques instants entre les deux jeunes femmes, puis Irina reprit la parole.
- Je crois que… commença-t-elle, hésitante. Enfin, je ferais mieux d’y aller. J’ai pas mal de route avant d’arriver à Paris.
La blonde Mélina acquiesça, sourire accompagné d’un soupir.
- Bon et bien… à un de ces jours, alors.
- Tu m’appelles quand tu seras installée dans ton nouvel appart’ ? demanda encore son amie.
- Promis.
Écourtant les adieux qui menaçaient de s’éterniser, la jeune femme saisit la clef de sa voiture posée sur le comptoir de la cuisine et sortit de la maison.

Tout en essayant de caser sa valise dans le coffre déjà bien rempli de la Ford, Irina réfléchissait.
Mélina n’avait pas tout à fait tort de la soupçonner de lui cacher quelque chose.
Depuis qu’elle avait découvert les photos et les lettres que sa grand-mère avait précieusement conservées, cachées dans le fond de la commode, la jeune femme ne pouvait s’empêcher de rêver à d’hypothétiques retrouvailles avec sa mère. Son inscription au Conservatoire de musique de Paris n’était qu’un prétexte pour entreprendre des recherches, avec au fond d’elle-même, l’espoir de trouver le courage de forcer le destin et de rencontrer enfin l’absente.
Elle n’en avait parlé à personne, pas même à ses amis les plus proches, elle ne savait pas vraiment pourquoi. Sans doute un reste de pudeur. La crainte qu’ils n’essaient de la faire changer d’avis.
Elle les connaissait depuis tellement longtemps. Elle pouvait sans peine imaginer ce qu’ils lui diraient.
« Pourquoi est-ce que tu veux retrouver cette femme qui t’a abandonnée quand tu n’étais encore qu’un bébé ? » tenterait de la raisonner Lambert, avec son irrésistible accent du sud. « Tu n’en as rien à faire, d’elle ! »
Quand à Mélina, elle secouerait la tête avec évidence et prendrait ce ton si raisonnable de future institutrice.
« Et puis, c’est tellement grand, Paris ! Comment vas-tu t’y prendre pour la retrouver ? » lui rappellerait-elle avec justesse. « Tout ce que tu as, c’est un nom et une adresse qui datent d’il y a quatre ans ! »
Ces phrases, Irina se les étaient répétées de nombreuses fois depuis le début de l’été. Depuis que l’idée de partir à la recherche de sa mère lui avait traversé l’esprit à la lecture de cette fameuse lettre.
Mais avec la mort de sa grand-mère, sa seule famille depuis son enfance, la jeune femme aspirait presque désespérément à retrouver la chaleur d’un foyer et d’une famille aimante.

Ayant terminé de charger ses affaires dans le coffre de la voiture de son aïeule, Irina embrassa une dernière fois son amie, avant d’ouvrir la portière et de s’installer derrière le volant.
Contrairement à son habitude, le vieux tacot démarra au premier tour de clef et la jeune femme quitta lentement l’allée de garage pavée pour s’engager sur la chaussée.
Laissant derrière elle la maison de son enfance, elle alluma l’autoradio et commença à fredonner gaiement les premières mesures d’un morceau de Vivaldi qu’elle appréciait tout particulièrement.
Le temps était clair, une douce chaleur entrait par la fenêtre entrouverte.
Irina quitta rapidement le village et s’engagea sans regret sur la route qui allait la mener vers ce que l’avenir lui réservait.

 

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22 mai 2015

Deux jours, une nuit

Deux jours, une nuit     Deux jours, une nuit

 

sorti en 2014
Genre : drame
durée : 1h 31 min

Réalisateur : Jean-Pierre et Luc Dardenne
Avec : Marion Cotillard, Fabrizio Rongione

 

Synopsis
Un chef d'entreprise demande à ses employés de choisir entre leur prime annuelle de mille euros ou licencier une de leurs collègues, Sandra. Soutenu par Manu, son mari, elle va alors tenter de convaincre ses collègues de renoncer à leur prime pour qu'elle puisse rester dans l'entreprise...

 

Mes impressions
Ce que j'ai aimé ?
Le réalisme de l'histoire, difficultés quotidiennes sous la menace du chômage. La dure répétition de la scène auprès des collègues, entre rare bienveillance, indifférence honteuse ou situations aussi difficiles. Les doutes et les espoirs de Sandra. Le dénouement final, du second vote à la proposition de son employeur... et surtout la décision de Sandra.

 

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20 mai 2015

Le Cercle des poètes disparus

Le Cercle des poètes disparus     Le Cercle des poètes disparus

 

sorti en 1989
Genre : drame
durée : 2h 4 min
Dead Poets Society

Réalisateur : Peter Weir
Avec : Robin Williams, Robert Sean Leonard, Ethan Hawke, Josh Charles, Gale Hansen, Dylan Kussman, Allelon Ruggiero, James Waterston
Musique : Maurice Jarre

 

Synopsis
Automne 1959. L'Académie Welton est l'une des institutions scolaires les plus réputées, les plus austères et les plus fermées des Etats-Unis. Cette année-là, un professeur de littérature pas comme les autres y fait son entrée. John Keating est bien davantage qu'un professeur. Ce qu'il enseigne ne figure dans aucun manuel : c'est l'amour de la vie et de la liberté, la passion de la poésie, le désir d'exprimer sans contrainte tout son potentiel...

 

Mes impressions
Ce que j'ai aimé ?
John Keating, le professeur dont j'aurais aimé croisé la route pendant mes années d'études. Les réflexions qui prolongent le film sur la brièveté de la vie et ce que chacun choisit d'en faire. Le courage des uns et la lâcheté des autres. L'anticonformisme que j'admire, toujours. La beauté de la poésie et le pouvoir des mots. La mort de Neil et la scène finale.
" Ô capitaine, mon capitaine..."

 

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17 mai 2015

1. Le poids du passé

Un petit village du sud de la France, à une quinzaine de kilomètres de la côte méditerranéenne.
Malgré la chaleur de ce début d’été, une mince silhouette toute de noire vêtue remontait lentement l’allée qui menait à une maison basse, aux murs de pierres claires sous une toiture de tuiles ocre. Perdue dans de douloureuses pensées, Irina revenait de l’enterrement de sa grand-mère.
Fragilisée par cet événement qu’elle n’avait pas senti venir - jusqu’à cet infarctus qui lui avait coûté la vie, Hélène Pelletier avait toujours bénéficié d’une excellente santé - la jeune femme en voulait presque à la vieille dame de l’avoir abandonnée ainsi.
À tout juste dix-neuf ans, Irina se retrouvait seule au monde et malgré un tempérament volontaire et affirmé, elle redoutait de pousser la porte de la maison qui l’avait vue grandir.
Durant toutes ces années, sa grand-mère avait été sa seule famille, lui tenant à la fois lieu de père et de mère.
Ses parents, Irina ne les avait pas connus. Sa mère l’avait abandonnée alors qu’elle n’était encore qu’un bébé, la confiant à la garde de sa propre mère. Quant à son père, elle avait toujours ignoré jusqu’à son identité.
Poussant un profond soupir, la jeune femme sortit ses clefs de sa poche, déverrouilla la porte d’entrée et s’avança à pas lents dans la maison silencieuse.
Andrée Chaigneau, une amie de sa grand-mère, l’avait invitée à passer la nuit chez elle et ses propres amis Mélina et Lambert avaient suggéré de venir lui tenir compagnie, mais elle avait refusé les deux propositions. À quoi bon repousser le moment où elle devrait faire face à sa solitude ?
- Oh mamie, tu me manques tellement… laissa échapper Irina, la voix brisée par le chagrin.
Et une larme coula sur sa joue.

Désemparée, perdue sans ses repères habituels, Irina erra d’une pièce à l’autre dans cette maison qu’elle connaissait pourtant si bien.
Dans la chaleureuse cuisine aux murs crêpis d’un ton rouille, elle effleura du bout des doigts le plan de travail carrelé sur lequel sa grand-mère avait concocté tant de bons repas. Plus jamais, elle ne serait là pour préparer des spaghettis à la sauce tomate, un croque-monsieur croustillant, une odorante bouillabaisse ou une tarte aux pommes du jardin.
Sur la table de bois brut, même le bouquet de fleurs des champs dégageait une impression de tristesse.
Dans le salon où ses pas la conduisirent ensuite, elle s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le devant de la maison et regarda sans les voir les berges de la rivière qui coulait en bas de la rue. Combien de fois avait-elle joué à chat ou à cache-cache avec ses amis sous l’ombre protectrice des grands arbres ? Et combien de fois sa grand-mère les avait-elle rejoints, un panier de pique-nique à la main ?
Assaillie par des souvenirs d’enfance, Irina se laissa tomber sur le vieux canapé et le chagrin l’envahit instantanément.
Comment pourrait-elle trouver le courage de continuer à vivre, seule, dans cette maison imprégnée de tant de souvenirs heureux, de tant de souffrance et de regrets aussi ?
Toutes ces années passées à se demander pourquoi elle n’avait pas droit à la même vie que ses petits camarades de classe, à attendre désespérément le retour improbable de cette mère dont elle n’avait aucun souvenir. Cette mère partie au loin réaliser son rêve.
Elle se souvenait encore de la conversation qu’elle avait eue à ce sujet avec sa grand-mère…
« - Dis mamie, pourquoi elle vit pas avec nous, ma maman ? avait-elle demandé du haut de ses huit ans. Elle m’aime pas ?
- Bien sûr que si, ta maman t’adore, lui avait affirmé sa grand-mère. Mais elle voulait devenir une grande comédienne et pour réaliser son rêve, elle ne pouvait pas te garder auprès d’elle.
- Et mon papa, tu en parles jamais, avait-elle insisté.
- C’est parce que je ne l’ai pas connu, ma chérie. Mais je sais que ta maman et lui s’aimaient très fort, c’est pour ça que tu es là.
- Et dis, quand est-ce qu’elle viendra nous voir, ma maman ? avait-elle encore demandé avec espoir.
- Tu sais, elle est très occupée… avait répondu sa grand-mère évasivement. »
Que de nuits passées à imaginer le retour de l’absente… Les douces retrouvailles, sa mère la pressant contre son cœur, ses bras aimants. À chacun de ses anniversaires, à chaque Noël, elle avait espéré. En vain, toujours en vain.
Et que de larmes versées quand la désillusion prenait le pas sur l’espoir. Une petite fille si seule qui rêvait d’une maman.

Assaillie par ces souvenirs qui lui serraient le cœur, Irina se releva et se dirigea vers la porte de la chambre de sa grand-mère.
Parquet sombre, tapisserie délicatement fleurie, voilage léger devant la fenêtre. Un lit de bois aux montants travaillés trônait au milieu de la pièce. Une armoire ornée d’un miroir dans un angle et une commode le long du mur, près de la fenêtre donnant sur le jardin.
Comme toujours, le doux couvre-lit matelassé confectionné par les doigts de couturière de sa grand-mère était impeccablement tiré sur le lit. La jeune femme sourit avec attendrissement, se remémorant les recommandations sans cesse renouvelées de son aïeule.
« Ma chérie, ne grimpe pas sur le lit sans enlever tes chaussures ! » répétait-elle souvent à la petite fille impatiente qu’elle était alors. « Irina, je ne veux pas que tu viennes dans ma chambre sans ma permission !… Irina, fais attention avec tes… »
Refoulant tant bien que mal les larmes qui menaçaient de la submerger, Irina ouvrit un tiroir de la vieille commode de bois cirée dans laquelle elle avait eu si souvent envie de fouiller, quand elle était enfant.
L’odeur de lavande des petits sachets dispersés entre les vêtements de sa grand-mère était si intimement liée à la vieille dame dans son esprit, qu’elle crut presque l’entendre la gronder affectueusement, lui demandant ce qu’elle faisait là, à farfouiller dans sa chambre.
- Je te le promets, mamie, murmura la jeune femme avec une profonde tristesse mêlée d’affection, je ferai attention à tes affaires.
Perdue dans ses souvenirs, Irina ouvrit un à un tous les tiroirs de la commode, caressant d’une main émue les vêtements préférés de sa grand-mère, quand son regard fut soudain attiré par des boîtes en carton peu épaisses, recouvertes de papier bleu fané, à moitié dissimulées sous de vieux vêtements de jardinage.
Intriguée, la jeune femme débarrassa rapidement le dessus de la commode pour y déposer sa trouvaille et entreprit de satisfaire sa curiosité en soulevant le couvercle de la première boîte.
- Oh, tous ces papiers ! s’étonna-t-elle en fouillant parmi les feuilles jaunies par le temps.
Sous ses doigts apparurent un certificat de mariage, celui de ses grands-parents, leur livret de famille. Une pochette cartonnée sans aucune indication. Une alliance ternie dans un petit étui, sans doute celle de ce grand-père qu’elle n’avait pas connu, mort avant sa naissance. Une coupure de journal aux teintes passées mentionnant un avis d’obsèques.
Ouvrant alors la vieille pochette de papier brun, la jeune femme découvrit une dizaine de photographies.

Sur la première, sa grand-mère en robe légère, plus jeune d’une bonne trentaine d’années, les cheveux du même châtain doré que les siens, tenait dans ses bras un bébé arborant une barboteuse colorée ornée de canards.
Sur la deuxième photo, un officier de police barbu faisait rire aux éclats une bambine d’un an environ, aux boucles folles retenues par des rubans assortis à sa robe. Derrière eux, Irina reconnut le salon en désordre, un lapin en peluche traînant par terre aux côtés d’une voiture jaune et d’un livre d’images.
La suivante montrait la petite fille dans les bras du même homme, en tenue plus décontractée, devant un gâteau d’anniversaire décoré de trois bougies. Dans le fond, on pouvait apercevoir la palissade en bois du jardin.
- Oh mon dieu, des photos… des photos de maman quand elle était petite… murmura-t-elle avec émotion.
La quatrième était une photo de famille, sans doute prise par un photographe professionnel ou à l’occasion d’une fête. Assise entre ses parents, la petite fille, à présent âgée de cinq ou six ans, portait une robe bleu marine à col Claudine sur un chemisier blanc, ses boucles châtain retombant légèrement sur ses épaules. Un bras passé autour de sa taille, son père avait fière allure dans un costume sombre orné d’une cravate. Tout dans leur attitude dénotait une grande complicité, un amour inconditionnel. Un peu à l’écart, un sourire affectueux sur son visage tourné vers eux, la grand-mère d’Irina se tenait droite sur son siège, élégante dans une robe de lainage bordeaux rehaussée de plusieurs rangées de galon clair à l’encolure.
Bouleversée par ce voyage dans un passé qu’elle n’avait jamais connu, la jeune femme observa attentivement les photos suivantes. Sur chacune d’entre elles, une petite fille enjouée et à la mine expressive, dans des costumes divers et colorés, tenait le devant de la scène de tableaux évocateurs.
Retournant le premier des clichés, celui sur lequel l’enfant arborait un manteau à capuche d’un rouge vif devant un décor forestier, un panier en osier à la main, la jeune femme reconnut l’écriture fine de sa grand-mère.
- « Premier spectacle de fin d’année, Nicole dans Le petit chaperon rouge »… déchiffra-t-elle d’une voix émue.
La scène suivante illustrait un bord de mer. Papier crépon bleu pour évoquer les vagues, un grand soleil doré suspendu au dessus. Du sable fin, des rochers en carton, des algues séchées. Un seau en plastique rouge et une bouée. Et au milieu, une fillette à croquer en marinière rayée bleue et blanche, short de toile écrue et bottes en caoutchouc, prête à déclamer une longue tirade, une épuisette à la main.
- « Spectacle de l’école, Nicole dans Les baigneurs »… lut Irina en retournant la photo.
Malgré les larmes qui se pressaient sous ses paupières, la jeune femme ne pouvait s’empêcher de sourire devant l’enthousiasme flagrant de la jeune comédienne. Il était évident qu’elle tenait chaque année le premier rôle de la production scolaire.
Enfin, sur la dernière photo, un décor de salle de classe fidèlement reconstitué. Bureaux d’écoliers, cartables posés sur des chaises, des livres alignés sur une étagère, une carte de géographie accrochée dans le fond. Des avions en papier et un vieux chiffon sur le sol. Au premier plan, la petite fille et un de ses camarades en tabliers noirs d’autrefois.
- « Gala de fin d’école primaire, Nicole dans une scénette de La vie à l’école »…
Apercevant une autre pochette de papier dans la boîte en carton, Irina l’ouvrit, le cœur battant, pour y découvrir d’autres clichés de sa mère, à présent adolescente.
La première photographie représentait un décor sobre. Une statue de faux marbre devant un mur de pierres, un buisson fleuri, sous un faible éclairage évoquant une nuit de pleine lune. Debout sur un semblant de balcon, la jeune fille arborait une longue robe blanche, sa chevelure dénouée dans son dos. Son attitude était à la fois empreinte de fougue et de réserve, preuve de son talent.
- « Premier spectacle du groupe de théâtre de la ville, Nicole dans Roméo et Juliette »… murmura Irina d’une voix encore plus émue, déchiffrant toujours l’écriture soignée de sa grand-mère.
Le deuxième cliché évoquait un salon bourgeois de la fin du dix-neuvième siècle. Une causeuse près d’une petite table surmontée d’une lampe à pétrole. Un tapis sur le sol, des peintures accrochées aux murs. Une lettre dans une main, la jeune actrice se tenait sur le sofa dans une pose nonchalamment étudiée, ses cheveux ramenés en chignon sur sa nuque, sa robe marron glacé tombant harmonieusement sur son corps.
- « Soirée théâtrale régionale, Nicole dans une pièce de Feydeau »…
La photographie suivante tranchait nettement avec les précédentes. Il ne s’agissait plus d’une représentation théâtrale, mais d’un cliché pris sur le vif dans le salon de la maison. Debout au milieu d’un groupe de personnes qu’Irina ne connaissait pas, dont la plupart portaient un uniforme de police, sa grand-mère avait les traits tirés dans une sévère robe noire. Adossée contre la fenêtre, Nicole semblait se tenir volontairement à l’écart des adultes. Mine boudeuse, cernes sombres sous les yeux, sage chemisier et jupe plissée noirs également.
Au dos de la photo, une simple date. Celle de la mort de son grand-père.
Soupir douloureux de la jeune femme, à qui cette scène rappelait trop bien la situation qu’elle vivait aujourd’hui. Glissant cette photographie sous les autres, elle s’intéressa alors à celles qu’elle n’avait pas encore vues.
La première représentait une chambre d’adolescente aux murs recouverts de peinture noire et décorées de posters à l’atmosphère très sombre. Faisant face à l’objectif d’un air peu amène, Nicole avait radicalement changé de look. Finie l’allure d’enfant sage. Des mèches noires dans sa chevelure châtain raccourcie, un maquillage outrancier sur le visage - regard charbonneux et lèvres peintes en noir. Quant à ses vêtements… Irina s’étonnait que sa grand-mère l’ait laissée sortir dans cette tenue ! Une courte robe noire tellement moulante qu’elle ne dissimulait pas grand-chose de son anatomie, des bottes de cuir sur des collants résilles, un bracelet de force au poignet. Vulgaire et aguichante à la fois.
La photo suivante était à nouveau une représentation théâtrale. Dans un décor constitué de colonnades grecques et de rochers de couleur claire devant un fond évoquant un ciel d’un bleu lumineux, l’adolescente se mouvait gracieusement dans une robe blanche retenue sur l’épaule par une broche dorée. Ses cheveux avaient repoussés et étaient uniformément d’un noir de jais.
- « Spectacle du groupe théâtral, Nicole dans Iphigénie »… déchiffra la jeune femme en retournant l’image.
Les mains tremblantes au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de l’année de sa naissance, Irina continuait d’éparpiller les photos devant elle.
L’une d’entre elles montrait l’adolescente assise sur la balançoire du jardin, le regard désabusé, bien plus vieux que son âge. Elle portait cette fois un court débardeur noir recouvert d’un t-shirt en résille, une mini-jupe en cuir et des bottes qui lui montaient bien au dessus du genou. Ses cheveux pendaient lamentablement, comme après une averse, et son maquillage avait coulé. Visiblement, elle ne se doutait pas qu’elle était prise en photo et son visage reflétait ses véritables sentiments, loin de la morgue qu’elle affichait sur les précédents clichés.
Et enfin, la dernière photo de la pochette… Sa mère, encore adolescente, le visage fermé vierge de tout maquillage et un vieux survêtement sur le dos, un bébé dans les bras.
- « Nicole et Irina, juin 1985 »… balbutia-t-elle, la voix brisée par l’émotion, déchiffrant tant bien que mal les mots que sa grand-mère avait écrits au dos du cliché.
Les larmes roulèrent sur les joues de la jeune femme tandis qu’elle dévorait des yeux cette vision unique de sa mère et elle, réunies pour la première fois.
- Tellement jeune… murmura-t-elle encore, réalisant soudain que Nicole ne devait pas avoir plus de quinze ans à sa naissance.
Bien sûr, elle savait depuis longtemps que sa mère n’était encore qu’une adolescente lorsqu’elle était venue au monde, mais elle n’avait jamais imaginé à quel point elle était jeune.

Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’Irina ne parvienne à se reprendre suffisamment pour remettre les photos dans les pochettes. Alors qu’elle s’apprêtait à les ranger dans la boîte en carton, son regard tomba sur un morceau de papier froissé et deux enveloppes, noués ensemble par un ruban mauve.
- Tiens, qu’est-ce que c’est ? se demanda Irina, encore émue de ses découvertes.
Après avoir dénoué le ruban, la jeune femme lissa le papier et découvrit qu’il s’agissait d’un petit mot écrit à la main sur une feuille de cahier déchirée.
Curieuse, elle s’efforçait de déchiffrer l’écriture brouillonne quand elle comprit tout à coup ce qu’elle tenait entre ses mains. Le mot d’adieu rédigé par sa mère, des années plus tôt, quand elle avait quitté la maison et abandonné sa fille.
« Maman, quand tu liras ce mot je serai déjà loin. Ne me cherche pas et ne m'en veux pas » lut Irina avec émotion. « Je ne supporte plus cette vie sans surprise, il faut que j'essaie de réaliser mon rêve avant qu'il soit trop tard. Prends soin d'Irina pour moi, tu seras une meilleure mère pour elle que moi. Je ne reviendrai pas, tu pourras lui raconter ce que tu veux sur moi. Adieu... Nicole »
Un peu étonnée que sa grand-mère ait gardé ce mot presque anonyme, Irina s’intéressa ensuite aux deux enveloppes.
Dans la première, datant d’une dizaine d’années, une lettre de Nicole informant brièvement et froidement sa mère de son mariage avec un homme d’affaires parisien.
- Elle est mariée, s’étonna la jeune femme, un peu choquée par cette nouvelle. Pourquoi mamie ne m’en a-t-elle jamais rien dit ?
Enfin, dans la seconde enveloppe, une lettre à peine plus longue rédigée sur un papier raffiné, remontant à l’année de son entrée au lycée.
Malgré le peu d’informations sur le style de vie que pouvait mener sa mère et le manque flagrant d’intérêt de sa part quant à l’existence de sa propre fille, Irina sentit un espoir naître dans son cœur en lisant les dernières lignes.
«  Quoi que tu en penses, sache que je ne me sens pas concernée. Je ne veux pas que tu m’écrives, mais pour le cas où ce serait vraiment indispensable, tu pourras me faire parvenir un courrier à l’adresse suivante : Mme Nikki Lacroix, 56 rue des Acacias… »
- Nikki Lacroix… murmura pensivement Irina. Cette ville de la région parisienne… Peut-être…

 

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17 mai 2015

Sombres racines


Se mettre en quête de ses racines c'est dangereux. Qui sait ce que l'on peut découvrir...
Orpheline en manque de la chaleur d'un foyer aimant, Irina décide de partir à la recherche de son passé, au risque de s'y brûler les ailes. Ses découvertes seront-elles à la hauteur de ses attentes, ou devra-t-elle faire face à une cruelle désillusion ? À en apprendre ainsi sur les autres, elle en apprendra aussi sur elle-même. Et ce n'est pas toujours agréable.

 

Sommaire

1. Le poids du passé
2. L'heure du départ
3. Nouvelle ville
4. Confidences intimes
5. Surprenantes découvertes
6. Nikki Lacroix
7. Un soutien amical
8. Visite inattendue
9. Dîner chez les Lacroix
10. Difficile intégration

 

Sombres racines

 

20 janvier 2015

Rush

Rush     Rush

 

sorti en 2013
Genre : drame
durée : 1h 58 min

Réalisateur : Ron Howard
Avec : Chris Hemsworth, Daniel Brühl, Olivia Wilde, Alexandra Maria Lara
Musique : Hans Zimmer

 

Synopsis
Lancés à pleine vitesse sur les circuits les plus dangereux du monde, deux pilotes de génie s'affrontent. D'un côté James Hunt, playboy charismatique aussi doué avec les femmes qu'avec les voitures, de l'autre Niki Lauda, travailleur acharné entièrement dévoué à la course. Deux rivaux que tout oppose. Tout, sauf l'adrénaline des circuits et la mort qui les guette à chaque virage.

 

Mes impressions
Forcément, un film sur la F1 pour une fan de F1, je ne pouvais qu'aimer...
Sauf qu'au-delà du sujet et de la musique qui le porte magnifiquement, c'est une très belle réussite !

Ce que j'ai aimé ?.
Le mélange de fidélité du contexte, et de l'époque, et de liberté dans l'histoire de ces 2 pilotes. L'opposition de style plutôt que la rivalité ou l'antagonisme sur la piste. Les scènes de course qui vous embarquent Les détails que seul un fan de F1 remarque. La passion de la course automobile magnifiquement décrite. La présence constante mais discrète de la mort.
La F1 à l'honneur, tout simplement...

 

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